Amélie Mansfield[Volume I, pp. 110 - 115] LETTRE XI [Continuation I][p. 110] "Depuis trois ans, vous savez que je n'étais pas venue à Dresde, ma chère cousin; la crainte de rencontrer celle qui fut l'ornement de notre famille, et qui en est devenue l'opprobre, me tenait enfermé, à Woldemar; mais j'apprends enfin que cette odieuse femme s'est fait justice à elle-même: elle s'exile de son pays, elle va rejoindre la famille de son séducteur, société [p. 111] digne d'elle, et la seule où on pourra la recevoir sans rougir. Ah! puisse-t-elle s'éloigner assez pour que son nom ne revienne jamais frapper mes oreilles, et peut- être alors surmonterai-je la profonde tristesse dont son crime m'a frappée, et qui a détruit ma santé. A présent je vais presser le retour d'Ernest, je vais rapprocher de moi la seule consolation de ma vie: si depuis près de trois ans, j'ai éloigné une réunion si désirée, c'était par la crainte que la vue de celle qui a fait notre honte ne réveillât dans l'âme de mon fils cette fureur de vengeance qu'il avait éprouvée en apprenant cet indigne mariage. Son ressentiment, plus impétueux que le mien, ne trouvait pas que ce fût assez du mépris pour punir un pareil outrage, et jamais ni Adolphe, ni moi, n'avons pu, sur ce point, le ramener à notre opinion: depuis un an, cependant, il paraît avoir oublié Amélie; il n'en parle plus, et j'espère que s'il prononce ce nom en [p. 112] revenant ici, ce sera, comme moi, avec la froide indignation du dédain, et non plus avec l'emportement de la colère. Ses dernières lettres, datées de l'Archipel de Grèce, me disent qu'il n'arrivera à Naples que vers la fin d'août. Comme il faudra qu'il visite toutes les cours de l'Italie avant de se rendre à Dresde, je n'espère pas l'embrasser avant l'hiver prochain; mais alors avec quelle ardeur je presserai dans mes bras un fils si cher, dont les brillantes qualités promettent tant de bonheur à ma vieillesse et un nouveau lustre au sang d'où il sort! Je ne doute assurément pas qu'il ne doive à la sage amitié d'Adolphe une partie de ses éminentes vertus; mais pardonnez si je ne puis m'empêcher de croire qu'il les doit encore plus à lui-même. Les défauts qu'on lui reprochait dans son enfance étaient le germe des qualités qui le distinguent aujourd'hui; la violence de son caractère annonçait l'extraordinaire [p. 113] valeur dont il a donné tant de preuves; et son humeur impérieuse, la force et la noblesse de son âme. Soyez-en sûre, loin d'Adolphe, seul, sans ami, sans conseil, l'héritier des Woldemar, le petit-fils des deux plus illustres maisons de l'Allemagne, ne serait jamais resté un homme ordinaire; mais où trouver une épouse digne de lui? Je vous avoue que Blanche n'est pas celle que je désirais à mon fils: son excessif enjouement ne convient pas à une fille de son rang, et la coquetterie est un de ces défauts qui ne s'allient point avec l'élévation du caractère. Ah! jamais, jamais je ne retrouverai l'égale de celle que j'ai perdue: une créature si belle, à laquelle personne ne résistait, qui commandait le respect par la dignité de ses manières, et l'adoration par l'inépuisable bonté de son coeur, qui, réunissant en elle tout ce qu'on admire et tout ce qu'on aime, était l'objet du culte de tous ceux qui la voyaient. [p. 114] Pourquoi le crime qui a souillé tant de vertus ne les a-t-il pas effacées de ma mémoire? pourquoi une comparaison que je ne puis m'empêcher de faire sans cesse, m'ôte-t-elle toute espérance d'être heureuse dans la fille que je choisirai? Ah, ma cousine! cette Amélie m'a fait un mal irréparable: quand je songe à ce qu'elle était et que je vois ce qu'elle est devenue, je sens qu'il n'y a que ma haine qui puisse égaler mes regrets. Le jeune Comte de Lunebourg se prétend très-affligé du départ de sa soeur; cependant, au fond de l'âme, il doit en être bien aise, malgré la protection qu'il lui accordait et la chaleur qu'il mettait à la défendre; il y a dans ce caractère-là tant de fierté, de délicatesse et d'honneur, qu'il a dû vivement souffrir de l'ignominie dont elle s'est couverte. Je n'ai point oublié le saisissement qu'il éprouva à la nouvelle des son infâme mariage; si depuis il s'est égaré jusqu'à voir cette [p. 115] femme et à la traiter avec une criminelle indulgence, il faut en accuser le serment qu'il fit à son père de ne jamais abandonner sa soeur, et surtout l'imprudence que commit M. de Lunebourg en laissant à sa fille une liberté dont elle a si indignement abusé." |