Amélie Mansfield[Volume I, pp. 133 - 136] LETTRE XVII[p. 133] Depuis quelques jours nous sommes un peu seuls; mon oncle s'en inquiète; il craint que je ne m'ennuie. Il a bien tort: je suis si bien avec lui, ce monde qui était toujours entre nous commençait à me fatiguer. Peut-être [p. 134] il est possible d'avoir plus d'esprit que mon oncle: mon père en avait davantage; mais son extrême bonté donne tant de charme à tout ce qu'il fait, et ses nombreux voyages tant de variété à ce qu'il raconte, qu'il me semble que je ne craindrais pas de passer tout mon tems tête-à-tête avec lui; d'ailleurs, j'habite un pays si enchanteur, que c'est une jouissance bien vive pour moi de pouvoir le parcourir en liberté. Je me plais à errer dans ces routes solitaires et sauvages, où on croit être seul au monde; à parcourir ces prairies si vertes et si fraîches, qu'il semble que jamais pied d'homme ne ait foulées; à voir couler ces eaux limpides qui, toujours les mêmes par leur pureté, toujours différentes par leurs accidens, nourrissent ces longues rêveries auxquelles tu sais que j'aime tant à me livrer. Mais mon oncle ne me laisse pas libre de suivre mon goût sur se point; il prétend que toutes ces rêveries où on se crée l'idée d'un bonheur [p. 135] parfait, ne servent qu'à dégoûter du pauvre bonheur réel; et quand il me voit m'échapper, pour aller me promener seule, il court après moi, ou envoie M. Watelin me tenir compagnie. Assurément mon oncle peut avoir raison, quand il assure que ces heures des solitude ne me valent rien; mais si M. Watelin était aussi aimable qu'il le suppose, croit-il donc que de fréquens tête-à-tête avec lui, dans le plus beau pays du monde, n'auraient pas aussi leur danger? Ta dernière lettre ma bien touchée, Albert, mon bonheur t'y occupe si uniquement que le nom de Blanche n'y a été qu'une fois. Ah! mon ami, ne crains point que je t'afflige encore par de nouvelles erreurs, je suis retenue dans la route du bien, non-seulement par mon intérêt, mais par le tien qui m'est plus cher encore, et j'ai du moins recueilli ce fruit de mes fautes, qu'elles m'ont inspiré une si grande méfiance de moi-même, que [p. 136] désormais je ne veux voir que par tes yeux, n'être éclairée que par tes conseils, ne suivre que tes exemples, et enfin ne conserver de moi que mon coeur pour t'aimer; et si, dans la suite, on me trouve quelques-unes des vertus de mon modèle, je m'enorgueillirai de pouvoir dire, comme la terre odorante du poëte persan,* je ne suis pas la rose, mais j'ai vécu près d'elle. |