Amélie Mansfield

[Volume I, pp. 145 - 151]

LETTRE XX



Amélie à Blanche.


Le 5 Octobre

[p. 145] Me sera-t-il permis d'adresser à l'aimable amie, dont le coeur généreux est venu me chercher dans mes montagnes, quelques lignes qui lui peignent tout le bien que je pense d'elle, et toute la reconnaissance qu'elle m'inspire? Chère Blanche! pourquoi te gronderai-je? [p. 146] que me fait ce que tu dis quand je vois ce que tu es? tu parles de ta légèteté, et ni l'absence ni l'adversité n'ont pu te détacher d'une amie malheureuse. Va, tant que tu aimeras Albert, ce sera en vain que tu chercheras à me faire mal penser de toi: tu n'y parviendras jamais. Pour oser associer son âme à la sienne, il faut se sentir bien des vertus: on ne s'attache qu'à ce qui nous ressemble. C'est toi, Blanche, c'est toi qui feras le bonheur du meilleur des hommes, et qui répareras tout le mal que je lui ai fait. Je te regarde comme l'ange sauveur destiné à arracher de mon sein le cruel remords d'avoir nui à mon frère. Tu tiens entre tes mains notre sort à tous deux: d'un mot tu peux faire sa félicité et me rendre la paix, et ce mot, tu le diras, j'en suis sûre: nul obstacle ne t'arrêtera. Ah, Blanche! au lieu de te gronder, laisse-moi te bénir; laisse-moi te dire que celle qui joint au pouvoir de répandre tant de biens la volonté de le [p. 147] faire, ne doit point en être crue sur sa parole, lorsqu'elle se peint comme une jeune fille vaine et coquette, dont le plus doux passe-tems est d'affliger son amant, et de calculer jusqu'à quel point elle lui fera acheter le bonheur qu'elle lui destine.

Non, Blanche, je ne croirai jamais que tu aies eu des torts volontaires avec Albert; s'il était même possible que quelques-uns de tes avantages pussent nuire à son bonheur, ton coeur est trop sensible pour n'y pas renoncer, et te faire préférer aux vains plaisirs de l'amour-propre, un moyen d'être plus aimée et de rendre ton époux plus heureux. Le monde même, qui connaîtrait bientôt tes motifs, ne te trouverait-il pas plus aimable, précisément parce que tu ferais moins de frais pour le paraître? A l'exception de quelques hommes sans moeurs, dont l'approbation est presqu'une insulte, tous les autres te sauront gré du sacrifice de tes succès à ton devoir. Sois en sûre, [p. 148] ma Blanche, en réunissant toutes les jouissances que peut donner l'amour-propre à une belle femme et à une femme d'esprit, elles ne vaudront jamais celles que trouve une femme de bien dans l'intérieur de sa maison.

Je ne te parle point de moi, aimable amie, mon frère te communiquera tous les détails que je lui donne sur ma nouvelle situation. Si, comme tu le dis, les hommes sont un peu ours dans ce pays-ci, ils ne m'en déplairont pas plus pour cela , car tu sais que je suis assez sauvage; mais malheureusement je ne les ai pas trouvés tels. Bellinzona est une petite ville charmante sur la route de France en Italie; presque tous les voyageurs s'y arrêtent, beaucoup s'y séjournent; cela a donné au ton de la société une élégance, et aux moeurs une urbanité qu'on ne trouverait peut-être pas dans la plupart des autres villes suisses. Dans les premiers tems de mon séjour ici, mon oncle attirait beaucoup de monde, et [p. 149] Albert aura pu te dire que, pour la première fois de ma vie, je me suis vue avec plaisir au milieu d'un cercle nombreux, parce que, en comparant les prévenances que j'y recevais avec l'éloignement qu'on me marquait à Dresde, il me semblait tout composé d'amis; cependant j'ai été assez promptement fatiguée des continuelles visites que nous recevions, j'ai senti une vive impatience d'être seule avec mon oncle: heureusement il l'a partagée. Dès que nous avons été rendus à nous-mêmes, il m'a fait faire connaissance avec le pasteur du lieu. A la fin d'une vie sage et laborieuse, cet homme respectable attend en paix la récompense de ses vertus: il a auprès de lui deux filles, l'une âgée de seize ans, et l'autre de quinze. Toutes deux sont vêtues à la mode de paysannes du pays, et partagent joyeusement entr'elles les soins de la piété filiale et ceux des travaux rustiques. Je dirige souvent mes promenades de leur côté, et [p. 150] d'aussi loin que ces aimables filles m'aperçoivent dans le chemin bordé de chênes et de peupliers qui conduit au presbytère, elles courent au-devant de moi avec transport, me comblent de leurs innocentes caresses, me racontent toutes leurs petites histoires, et ne me laissent jamais aller que je n'aie goûté leurs raisons et leur crême. Bientôt je me verrai forcée d'interrompre ces courses champêtres: nous entrons dans la mauvaise saison, les chemins deviennent difficules, la neige commence à couvrir les hauteurs, l'abondance des pluies fait déborder les torrens, et le vent, qui retentit dans les montagnes avec plus de violence que par-tout ailleurs, enlève chaque jour un charme à la campagne; les fleurs tombent oubliées sur le sol qu'elles embellissaient, et le rameau de verdure qui nous couvre encore aujourd'hui, demain jonchera la terre: ainsi se détruisent peu à peu tous les liens qui nous attachent à la vie. O ma Blanche! en [p. 151] voyant avec quelle effrayante rapidité le tems entraîne tout avec lui, laisseras-tu échapper le bonheur, tandis qu'il est en ton pouvoir? Ne hâteras-tu pas le moment, où tu pourras jouir avec Albert des pures et ineffables délices d'une union assorte? Se donner à ce qu'on aime, Blanche, ce n'est pas perdre son indépendance, c'est en user. Qu'Ernest, en revenant dans sa patrie, sache bien que ce n'est point par haine pour lui, mais par amour pour Albert que tu as formé tes liens, et que si coeur de Blanche fut trop tendre pour ne pas aimer, il fut trop fier pour laisser à personne le droit de disposer de lui.


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Page Last Updated 21 January 2004