Amélie Mansfield[Volume I, pp. 205 - 208] LETTRE XXVI [Continuation II][p. 205] Depuis quatre jours, Adolphe, j'ai été forcé de suspendre mon récit; la fièvre ne m'ayant point quitté encore, on me défend toute occupation suivie, et ce n'est qu'à la dérobée que je puis vous écrire. L'autre jour le bon M. Grandson m'a surpris la plume à la main; il a crié, grondé; je continuais toujours, mais il a fait appeler Amélie; elle est venue, et en voyant tant de feuilles écrites sur ma table, elle m'a dit vivement que j'avais tort. "Comment m'arrêter, ai-je repris avec un peu d'émotion: c'était de vous dont je parlais." Elle a rougi, et me regardant avec douceur: "Il ne faut s'occuper que de vous, m'a-t-elle répondu, les longues lettres fatiguent, et peuvent vous faire beaucoup de mal; voudriez-vous nous affliger?" L'affliger! elle! Amélie! ah, Dieu! quel être barbare pourrait le vouloir? Voilà ce que je pensais, Adolphe, mais ce que je n'ai [p. 206] point osé dire. Amélie, qui ne pouvais pas deviner la cause de mon silence, voyant que je ne répondais pas, a ajouté: "Vous ne voulez donc pas promettre de ne plus écrire? -- Je veux vous obéir, ai-je repris vivement; je veux tout ce que vous ordonnerez." Mais en parlant ainsi, l'idée que c'était à cette même Amélie qui m'avait préféré M. Mansfield, que tout mon coeur faisait serment d'obéissance, m'a causé une telle agitation, que ma voix a expiré sur mes lèvres; et détournant la tête, je me suis appuyé en soupirant contre le coin de ma cheminée. Un trouble si grand n'a point échappée à Amélie. "Qu'avez-vous? m'a-t-elle dit avec intérêt, vous avez l'air de souffrir beaucoup: je suis sûre que vous avez excédé vos forces, en écrivant si long-tems: puisqu'on ne peut compter sur votre raison, je crois que mon oncle fera sagement d'emporter les plumes et le papier. -- Non, ai-je répondu en la retenant, ne m'ôtez pas [p. 207] le mérite d'obéir; laissez-moi dire adieu à mon ami, et puis je promets de n'écrire que quand vous le permettrez. -- On peut y consentir, s'est écrié l'oncle: un adieu n'est qu'un mot, cela sera bientôt dit. -- Un adieu d'amitié emploie souvent plus d'une page, a ajouté Amélie ensouriant; et si M. Semler s'engage pour quelques lignes, je crois que nous devrons être contens; au reste, je m'en rapporte à sa parole, et je laisse à mon oncle le soin de veiller à ce que ma confiance ne soit pas trompée." En achevant ces mots, elle s'est retirée en me saluant avec bonté. "Chère enfant! s'est écrié M. Grandson aussitôt que nous avons été seuls, je ne connais de véritable bonheur que depuis qu'elle est près de moi." Je l'ai questionné là-dessus, et le bonhomme qui ne demandait qu'à s'épancher, s'est assis à mon côté pour me raconter l'histoire d'Amélie. En voyant l'intérêt avec lequel j'écoutais, il m'a promis, quand nous nous connaîtrons mieux [p. 208] de me montrer un cahier qu'elle lui a envoyé avant de venir ici, contenant le récit de ses malheurs, écrit par elle-même. Vous pouvez imaginer, Adolphe, si je suis curieux de le lire! je saurai donc quels sentimens, quelles raisons ont pu la détermner; je verrai l'expression de son amour pour un autre, celle de sa haine pour moi . . . . je n'en serai pas fâché, et cette lecture ne me sera peut-être pas inutile. On me reçoit de lettres ici, que quand M. Grandson les envoie chercher à Bellinozona; ainsi écrivez-moi dans cette dernière ville, poste restante, à l'adresse d'Henry Semler. Si par hasard votre austère franchise se refusait à user de cette feinte, et que vous vous obstinassiez à m'écrire sous mon véritable nom, il n'en résulterait d'autre chose, sinon que vos lettres ne me parviendraient pas, parce que M. Grandson ne fera prendre à la poste que celles adressées à Henry Semler. |