Amélie Mansfield

[Volume I, pp. 214 - 218]

LETTRE XXVIII



Amélie à Albert


2 Mars

[p. 214] Le jeune homme dont je t'ai parlé est toujours ici, mon frère; à peine peut-il marcher, et la fièvre ne l'a pas encore quitté. Mon oncle l'a pris dans une si grand amitié, qu'il passe presque toute la journée chez lui: je me réunis à eux le soir seulement; et alors, quand la santé de M. Semler le permit, il nous fait des lectures: c'est un plaisir dont je n'avais jamais bien connu le charme, parce que personne ne lit aussi bien: il est impossible de l'écouter sans émotion, quand il exprime des sentimens pathétiques ou passionnés; la fierté surtout lui sied à merveille; il a telle noblesse dans le port et dans le regard, qu'on a peine à croire qu'il ne soit pas d'une illustre naissance. Son [p. 215] caractère paraît vif, et même impétueux; il suffit d'un récit, souvent d'un mot, pour exciter son indignation ou son enthousiasme: qu'on cite une action perfide, à l'instant sa voix s'anime, son regard s'enflamme, ses yeux lancent des éclairs; mais à un trait touchant, il s'attendrit, des larmes mouillent sa paupière, et cette transition subite donne quelque chose de plus pénétrant à sensibilité. Sa voix est aussi flexible que sa physionomie est mobile: habituellement forte et sonore, elle a par momens des accens si doux, qu'on en est surpris et presqu'ému. Il chantait, hier au soir, et soit la mélodie de l'air, soit la perfection du chant, j'ai éprouvé une telle impression, qu'elle m'a rappelé ce que tu m'as dit de la musique il y a quelque tems: elle est en effet comme une langue universelle qui raconte harmonieusement toutes les sensations de la vie. Tandis que M. Semler chantait, j'étais tombée dans une si profonde rêverie, que tout en [p. 216] continuer de l'écouter, j'avais oublié qu'il était là: je pleurais de mes souvenirs, de mes regrets; je ne sais pas précisément de quoi; car dans ces effets de la musique, il y a quelque chose de confus qui fait que la pensée errante dans le vague, ne saurait déterminer l'objet qui l'occupe. Mon oncle, s'étant aperçu que je pleurais, a interrrompu M. Semler, et m'a arrachée si brusquement à ma distraction, que j'en ai été presqu'effrayée. "Taisez-vous donc! s'est-il écrié: avec ce chant qui me faisait pourtant grand plaisir, ne voyez-vous pas, aux larmes de ma nièce, que vous lui faites mal? -- Je ne sais si vous ne lui en faites pas bien plus en les arrêtant, a repris M. Semler avec quelqu'émotion; il est des instans où on aime tant à en répandre! -- Votre serviteur; je n'ai jamais compris qu'il y eût du plaisir à pleurer, et je ne me soucie pas que vous donniez cet agréable passe-tems à mon Amélie." J'avais la tête penchée dans mes mains; ma [p. 217] broderie était tombée par terre; je ne pouvais parler. M. Semler s'est assis tout près de moi et m'a dit: "Que j'envierais le sort de la personne à qui vous aimeriez à laisser lire tout ce qui se passe maintenant dans votre coeur! Cela n'est pas difficile à deviner a répondu mon oncle; je suis sûr que votre voix lui a rappelé celle de ce pauvre Mansfield: savez-vous qu'il chantait aussi bien que vous? -- Moi! je lui aurais rappelé un pareil souvenir! a interrompu M. Semler en se levant brusquement: ce n'était assurément pas mon intention. -- Ma foi, pour tout autre que vous ce serait un éloge: vous jugerez du talent de mon neveu par celui d'Amélie; elle a été son écolière, et je ne crois pas qu'après lui vous ayez grand'chose à lui montrer. -- Je n'en ai pas la prétention, a repris M. Semler d'un air grave et même un peu dédaigneux; et madame ne doit pas craindre que j'aie la hardiesse de le tenter." J'ai fait un signe de la main [p. 218] à mon oncle pour ne pas continuer cette conversation, et peu après je me suis retirée; mais, le croiras-tu Albert? le souvenir de Mansfield m'a peu troublée: depuis deux mois, voilà la première fois que mon oncle en parle directement; j'ai été surprise qu'un si courte espace de tems ait rendu tant de paix à mon coeur, et j'ai béni la main divine qui a versé son baume sur mes blessures. Albert, il faut avoir souffert, pour savoir combien il est doux de ne plus souffrir. Ah! si j'ai trouvé jadis dans l'indifférence qui avait succédé à mon amour, quelque chose d'affreux qui ressemblait au néant, je goûte maintenant dans le repos que succède à la peine, quelque chose de délicieux qui ressemble au bonheur.


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Page Last Updated 27 January 2004