Amélie Mansfield[Volume I, pp. 9 - 11] LETTRE III.[p. 9] Depuis long-tems, mon oncle, je nourrissais secrètement le désir de quitter ma patrie,
et en songeant en quel lieu j'irais fixer mon sort, c'était près de vous que mon coeur m'appelait:
jugez si, dans cette disposition, j'ai dû accueillir votre lettre avec tendresse et reconnaissance?
Oui mon oncle, j'irai [p. 10] vous trouver, je vivrai près de vous, j'emploierai tous mes soins à
embellir vos jours et à me rendre digne de cette amitié que vous me promettez; sans désirer vos
bienfaits, je ne les craindrai point; car cet orgueil, qui s'effraie de la moindre obligation et n'en
peut supporter le poids, m'est aussi étranger que celui que vous craignez que je n'aie eu avec
mon époux. Non, mon oncle, non, jamais Mansfield n'a pu croire que je souffrais de l'inégalité
de nos conditions: comment en aurait-il pu avoir la pensée, lorsque je ne l'ai pas eue un seule
l'instant pendant le cours de notre union? Si j'ai pleuré souvent sur mes noeuds infortunés,
soyez-en sûr mon oncle, ce n'était pas l'orgueil qui faisait couler mes larmes. Je vais travailler
sans interruption au récit que vous me demandez; il rouvrira toutes mes blessures; mais s'il vous
satisfait et accroît votre intérêt pour moi, je ne me plaindrai point d'avoir réveillé ces douloureux
souvenirs. [p. 11] Ah! mon oncle, vous verrez combien j'ai souffert, et peut-être verserez-vous
quelques pleures sur mon sort; mais souffrir est le partage de tout ce qui respire, et si je passe
en paix mes dernières années, sans doute je n'aurai pas le droit de me plaindre du mien. Ne
vous étonnez point, mon oncle. de me voir envisager la fin de ma vie; je n'ai encore, il est vrai,
que vingt-deux ans; mais si la marche du tems se calculait par la vivacité des sensations et le
nombre des peines, j'aurais déjà beaucoup vécu, et je sens que mon coeur, épuisé et flétri, a
besoin de repos comme au bout de la plus longue carrière. |