Amélie Mansfield

[Volume I, pp. 234 - 241]

LETTRE XXXII



Ernest à Adolphe


3 Avril

[p. 234] Laissez-moi vous parler d'Amélie: avant peu je n'aurai plus rien à en dire, avant peu il ne me restera d'elle que son image, qu'il faudra même oublier, si cet effort est possible. Mais, tandis que je suis encore ici, tandis que l'air que je respire, la place que j'occupe, les objets que je touche, retiennent quelque chose d'elle, m'entourent de son souvenir et me pressent de sa puissance [p. 235], n'espérez pas que j'aie une pensée dont elle ne soit l'objet, ni que je trace une ligne qu'elle n'ait inspirée . . . . Me voilà donc, direz-vous, follement épris? Non, Adolphe, je ne le crois pas; j'aurais adoré, sans doute, Amélie de Lunebourg, mais je n'ai point oublié que la veuve de M. Mansfield ne peut jamais être l'épouse du Comte de Woldemar; et aimer Amélie légèrement, aimer Amélie autrement que pour la vie, cette sacrilège pensée n'est pas faite pour mon coeur. Celle qui me fut destinée, quoique libre maintenant de m'appartenir, est à jamais perdue pour moi, je le sais, Adolphe: ce souvenir ne me quitte point, il se place toujours entre elle et moi; j'y pense quand elle s'approche, qu'elle me parle, que ses yeux fixent sur les miens; j'y pense quand elle s'éloigne, et qu'en son absence je me sens je me sens perdu dans un vide affreux; j'y pense en écoutant ces éloges simples, touchans, unanimes qu'on prodigue à [p. 236] sa bonté; j'y pense en me figurant le bonheur que je tiendrais d'elle, en entrevoyant qu'elle pourrait aimer . . . . Oh! alors la séduction devient terrible; mon coeur bat dans ma poitrine à coups redoublés . . . . Mais n'importe, dussé-je en mourir, je jure au nom de ma mère, de l'honneur et du noble sang de mes aïeux, que jamais Ernest de Woldemar ne servira de père au fils de M. Mansfield.

Adolphe, je crois sincèrement que je ne suis point amoureux d'Amélie; je parle d'elle, il est vrai, avec une vivacité qui pourrait vous en faire douter; mais en cela, je cède à l'ascendant irrésistible qu'elle exerce sur tout ce qui l'entoure. Qui peut la voir et parler d'elle comme d'une autre? Qui peut l'entendre et ne pas connaître une nouvelle vie? Qui peut tenter de la peindre, et ne pas suppléer par le sentiment à l'insuffisance de l'esprit? Se je regarde autour de moi, je vois tout le monde soumis à cette même influence [p. 237]; quand il est question d'elle, des ètres communs, grossiers deviennent presqu'aimables, intéressans: ce seul nom d'Amélie les inspire, leur donne des idées dignes de leur sujet, et des expressions pour les rendre. J'ai vu M. Grandson, vieux marin renforcé, et dont l'intelligence ne s'est jamais portée au-delà de son commerce, devenir un autre homme en parlant d'Amélie: alors il prend une physionomie que la nature lui a refusée, et son coeur lui crée un langage qu'il a toujours ignoré sans doute, et dont il ne se servira que pour elle. M. Arnout, chirurgien de village, qui n'a que la routine de son art, et qui peut à peine énoncer deux phrases de suite, au seul nom d'Amélie s'exprime avec éloquence: il dit le bien qu'elle fait, la discrétion dont elle le couvre, la grâce dont elle l'accompagne; et en racontant simplement ce qu'il a vu, il touche, il attendrit et produit un effet auquel peu d'orateurs pourraient atteindre [p. 238]. Enfin, des domestiques, des mercenaires savent trouver pour la peindre, des couleurs que l'homme éclairé et sensible ne dédaignerait pas d'employer, tant il semble que pour parler de celle qui est unique, il n'y ait qu'un seul langage.

J'ai voulu connaître par moi-même l'emploi du tems d'Amélie: je l'ai vue à la tête de la maison de son oncle, écarter doucement le faste qu'il aime, et le remplacer par une abondance si bien dirigée, qu'il semble que tout soit accordé au besoin et refusé au caprice. Je l'ai vue inventer chaque jour de nouveaux moyens de soulagement pour les pauvres et les malheureux, et persuader à M. Grandson, se persuader à elle-même que ces idées venaient de lui, afin d'avoir un motif de l'aimer davantage. Je l'ai vue ramener la paix dans un ménage, pleurer avec une mère désolée, fortifier un père de famille à son lit de mort, nourrir les orphelins, prendre soin de la [p. 239] veuve; et par-tout et toujours entourée de ce tribut d'adoration et de respect qu'on doit à son coeur noble et aimant, à son coeur généreux qui la porte au bien avec une telle simplicité, que, sans le soin extrême qu'elle met à le cacher, on croirait qu'elle ne fait rien que d'ordinaire . . . Non, je n'ai point encore assez parlé d'Amélie; je veux que vous la connaissiez quand elle s'exagère les bienfaits de son oncle, afin de donner une cause à l'ardent effusion de sa reconnaissance; je veux que vous la connaissiez quand elle prononce le nom d'Albert, et que l'amitié anime son regard d'une expression sublime; quand elle parle de ma mère, et lui pardonne ses injures; quand elle a eu un tort avec quelqu'un, et qu'elle le répare, c'est surtout là son triomphe. Rien ne peut rendre l'impression qu'elle cause quand elle s'accuse: elle ne peut assez se trouver coupable, tant son coeur a le besoin de faire oublier le mal qu'elle croit avoir fait: toute son attitude prend [p. 240] alors quelque chose de si profondément tendre, que celui qui aurait pu résister au charme de ses vertus, serait invinciblement subjugué par celui de son repentir. Telle est donc la femme qu'il faut que j'oublie. Non, Adolphe, ne l'espérez pas, ne me demandez pas l'impossible. Soumis à ce que ma naissance m'impose, et aux désirs d'une mère respectée et chérie, j'unirai mon sort à celle qu'elle me destine; mais le souvenir d'Amélie m'empêchera d'aimer jamais aucune autre femme, et d'être heureux nulle part. O Adolphe! si elle n'était que telle que je vous l'ai peinte, si rien autour d'elle ne rappelait qu'un autre l'a possédée, nulle puissance humaine n'aurait balancé la sienne; je serais à ses pieds, j'y serais pour toujours, en dépit du sort qui voulut me l'arracher. Ramené, comme par miracle, auprès de celle que j'ai si long-tems regardée comme mon épouse, je croirais voir dans cette réunion le sceau d'une destinée inévitable [p. 241]; mais Amélie est mère; il existe une preuve vivante, odieuse de son amour pour un autre homme: Amélie dans les bras d'un èpoux, lui a prodigué ses plus tendres caresses, et a fait son bonheur de lui appartenir . . A cette affreuse image mon coeur se révolte, mes sens se glacent, et je le jure, oh! je le jure encore, que jamais Ernest de Woldemar ne servira de père à l'enfant de M. Mansfield.


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Page Last Updated 29 January 2004