Amélie Mansfield

[Volume I, pp. 253 - 256]

LETTRE XXXV



Adolphe à Ernest


Turin, 17 Avril

[p. 253] Vous me faites pitié; votre folie est si complète que vous ne la sentez plus, et que vous prétendez n'avoir point d'amour quand il vous fait délirer. Malheureux! qu'attendez-vous, pour vous arracher de cette funeste maison? Qu'Amélie partage votre égarement, afin que, placé entr'elle et votre mère, [p. 254] il vous faille choisir à laquelle des deux vous percerez le sein? Que parlez-vous de faiblesse, et santé, d'égards? Que sont tous ces objets devant l'honneur qui crie et le devoir qui commande? Amélie pourrait aimer, dites-vous, et vous ne frémissez pas; Amélie pourrait aimer, et vous restez; et vous, à qui le ciel donna une mère qu'il vous est permis d'estimer et de chérir, vous ne tremblez pas à l'idée de la plonger dans le désespoir et d'attirer sa malédiction sur votre tête? Ah! fussiez-vous aux portes du tombeau, je vous crierais encore: Eloignez-vous: car le trépas dût-il être le prix de votre fuite, j'aime mieux avoir à pleurer la mort que la vertu de mon ami.

Insensé! qu'est-ce que l'amour pour lui tout sacrifier? un point qui est dans la vie, ce qu'est la vie elle-même dans le vaste espace des tems; une fièvre ardente dont l'attribut est de toujours changer, et la folie de se [p. 255] croire éternelle. Chaque fois que cette passion, la plus passagère de toutes, se renouvelle, l'idée qu'elle est impérissable ne l'accompagne-t-elle pas? Que de femmes, j'en suis sûr, en relisant leurs lettres d'amour, ont souri plus d'une fois en voyant qu'elles ont garanti à chacun de leurs amans l'éternité d'un sentiment dont elles ont souvent oublié l'objet! Ernest, je vous le répète, fuyez; et loin que l'image d'Amélie trouble, ainsi que vous le croyez maintenant, le bonheur, de toute votre existence, avant peu vous ne rappellerez un pareil souvenir que pour vous féliciter d'avoir échappé à votre perte; et en voyant les lettres que j'ai entre les mains, et que je conserverai pour votre instruction, vous rougirez comme un fou qui, revenu dans son bon sens, pleure de honte en contemplant les traces de son égarement. J'attends votre réponse à Turin: puissiez-vous me la porter vous-même; mais si elle tarde à venir, ou que vous [p. 256] hésitiez encore, je sais ce qui me reste à faire.


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Page Last Updated 28 January 2004