Amélie Mansfield[Volume I, pp. 256 - 258] LETTRE XXXVI[p. 256] Mon tendre frère, que ta lettre m'a affligée; tu me montres toute l'étendue de la faute de Madame de Simmeren, comme si tu croyais nécessaire de me prémunir contre elle; tu me peins la différence du lien qui a fait mon malheur avec celui que la vertu réprouve, comme si tu avais pu craindre . . O mon frère! qu'un si honteux soupçon me déchire le coeur; mais sans doute je l'ai mérité, car je connais Albert, et s'il a fait rougir sa soeur, c'est qu'il a cru devoir le faire. Cependant l'éternel témoin de nos plus secrètes pensées, [p. 257] sait si j'en ai jamais formé une que l'honnêteté ne pût avouer? Hélas! après avoir souffert dans la partie la plus sensible de mon ãme, je m'étais retirée du monde, n'emportant de bonheur au dedans de moi qu'une conscience tranquille, et n'en demandant d'autre aux hommes que l'estime d'Albert: ces seuls biens me seront-ils refusés, mon frère? tous deux dépendent de toi; si tu m'accuses, mon innocence même ne me rassurera pas; et si tu m'ôtes ton estime, je croirai avoir mérité mon sort. Cependant, avant de me juger, relis ma lettre, et vois si tu ne prends pas pour une maxime énoncée froidement, un sentiment exagéré que m'arrache le souvenir de mes maux. Je rejète le mariage, Albert, mais je crois que tout amour qui secoue son joug n'est ni pur ni heureux. Que ce lien sacré fasse donc le destin du monde; qu'il enchaîne tout ce qui aime, tout ce qui respire; qu'on voue au mépris la [p. 258] femme hardie qui oserait chercher le bonheur hors de lui; mais qu'il soit permis à l'infortunée qui fut sa victime d'y renoncer à jamais; et si des sentimens trop tendres se réveillent dans son coeur, elle saura les reporter vers le ciel, et offrir à Dieu un amour qui n'a plus d'aliment sur la terre. Adieu, mon frère, je n'ai rien à te raconter aujourd'hui: quand je suis affligée dans ton amitié, je n'ai plus une pensée à donner au reste du monde. |