Amélie Mansfield[Volume I, pp. 20 - 41] LETTRE IV [Continuation I][p. 20] Quatre ans se passèrent ainsi; et pendant cet intervalle, nous allions souvent chez Madame de Woldemar; elle m'accablait des plus tendres caresses, et j'aurais payé son affection de [p. 21] toute la mienne, si le nom de fille, qu'elle me donnait sans cesse, ne m'eût rappelé le désagréable souvenir de l'époux qui m'était destiné. Je savais confusément par Blanche, à qui son père ne pouvait rien cacher, que les maîtres d'Ernest portaient les plaintes les plus graves contre la violence de son caractère: la sévérité n'avait pas plus d'empire sur lui que la douceur; il s'indignait de l'une, méprisait l'autre; enfin, malgré les progrès extraordinaires qu'il faisait dans les sciences, et les témoignages qu'on ne pouvait s'empêcher de rendre à la supériorité de son intelligence, ses maîtres, fatigués de ses dédains et de son indocilité, le menacèrent de le renvoyer à sa famille; il ne put souffrir qu'on en eût seulement la pensée; et secouant un joug qui lui semblait avilissant, il quitta l'université et revint chez sa mère. Madame de Woldemar était seule dans sa terre quand il arriva; il lui fallut peu de jours pour reconnaître [p. 22] dans son fils les mêmes défauts qu'il avait dans son enfance, mais accrus par l'âge et enracinés par l'habitude; aussi la malheureuse mère se garda-t-elle bien de nous l'amener, ni même de nous faire part de son arrivée. Après y avoir réfléchi long-tems, elle se détermina à le faire voyager. Cependant, trop sûre que l'autorité d'un gouverneur ne ferait qu'accroître la fougue de ce bouillant caractère, elle prit la résolution hardie de le confier à un jeune homme qui n'avait guère que six ans de plus que lui, mais dont elle connaissait les moeurs, la sagesse, et qui seul avait su prendre de l'ascendant sur Ernest et s'en faire écouter et chérir, tout en le blâmant souvent et lui résistant toujours. Ma tante ne fut pas long-tems sans se féliciter du parti qu'elle avait pris; toutes les lettres de son fils lui annonçaient d'heureux changemens; elle ne cessait de nous dire: "J'ai eu tort de vouloir conduire mon Ernest comme [p. 23] un homme ordinaire; il sent trop sa dignité et sa valeur pour pouvoir se soumettre à d'autre empire qu'à celui de sa propre raison; voyez, depuis qu'il est libre et maître de lui-même, comme il revient à toutes les vertus!" Je croyais que ces éloges n'étaient que l'effet de l'aveuglement d'une mère et de son désir d'affaiblir mon aversion; je le croyais d'autant plus, que j'entendais les domestiques et les paysans raconter tout ce qu'ils avaient eu à souffrir de l'humeur indomptable d'Ernest pendant son dernier séjour chez sa mère; et ces faits, que tant de témoins attestaient, avaient bien plus de poids dans mon esprit qu'un changement dont ma tante seule me parlait. Chaque fois qu'elle entamait ce sujet, je répondais à peine. Irrité de ce silence obstiné, elle me reprocha un jour, avec tant d'amertume et de dureté, l'éloignement que je montrais pour son fils, qu'habituée comme je l'étais à la tendre indulgence de mes [p. 24] parens, je fus d'autant plus blessée du ton de ma tante, et je sentis redoubler la déplaisance que m'inspirait le séjour de Woldemar, où je ne rencontrais jamais qu'une société composée de la plus haute noblesse du pays, subjuguée par les mêmes préjugés, et soumise à une étiquette ridicule, dont Madame de Woldemar aimait mieux supporter l'ennui que de sortir du cercle que l'orgueil avait tracé autour d'elle; aussi, quand j'avais passé quelques mois dans sa terre, avec quelle joie je quittais ce séjour où tout respirait la contrainte, la hauteur et le faste, pour retrouver la douce liberté et les visages rians de Lunebourg! Le genre d'esprit de mon père ne lui permettait point d'adopter les usages de la noblesse saxonne, qui, n'admettans aucun mélange dans les diverses classes de la société, apportent un obstacle invincible à ce que les hommes de mérite soient traités comme ils doivent l'être; il aimait passionnément les arts et les [p. 25] lettres; il accueillait, il recherchait les savans et les artistes célèbres; aussi sa terre était-elle l'asile des talens et des lumières; et pour être admis chez lui, une grande célébrité était plus utile qu'un grande nom. Tel fut le motif de la distinction avec laquelle il reçut votre neveu; sur la réputation de M. Mansfield, mon père désirait le connaître et l'attirer chez lui. Étonné de voir dans un âge aussi tendre le talent de la poésie porté à un si haut degré, il ne tarissait point sur tout ce que promettait un si rare génie; mais lorsqu'après quelque tems de séjour à Lunebourg il découvrit que M. Mansfield était encore peintre et musicien, l'affection qu'il prit pour ce jeune homme si fut si ardente, qu'elle devint communicative; ma mère le traitait comme son fils, et il n'y avait plus de bonheur à Lunebourg que quand M. Mansfield y arrivait. Aussurément mes parens étaient loin de voir en lui l'époux de leur fille, et je doute même qu'ils [p. 26] eussent jamais donné leur consentement à un pareil choix; mais ils ne prévoyaient pas que ce sentiment d'admiration, auquel ils se livraient sans réserve allait devenir dans mon âme un sentiment plus tendre. J'avais alors quinze ans; je ne voyais que par les yeux de mon père, et je chérissais tout ce qu'il aimait; j'étais, comme lui, portée à l'enthousiasme et douée de la même vivacité d'imagination; les éloges qu'il ne cessait de prodiguer à M. Mansfield m'éblouirent et m'enivrèrent: je commençai par prendre pour ses talens une adoration qui passa bientôt jusqu'à sa personne; mais je le regardais comme un être d'une espèce trop supérieure, pour croire qu'il pût m'inspirer un sentiment qui demande de l'égalité; tandis que, de son côté, ma naissance lui parissait trop au dessus de la sienne, pour me voir autrement que comme la fille de son ami et de son protecteur. J'avais quelques talens qu'il se plaisait à perfectionner lorsqu'il venait [p. 27] à Lunebourg; sa voix sensible et mélodieuse m'apprenait à rendre des son plus touchans; il me faisait réciter ses vers où l'amour était peint avec tous ses charmes; un éloge de sa part me ravissait. Que de fois, enchantée d'avoir obtenu son approbation, je m'échappais pour aller verser des larmes d'orgueil et de joie! Je répétais alors ses moindres expressions, son geste, son regard, je n'oubliais rien; et quand je rentrais dans le salon, s'il s'approchait de moi, s'il m'adressait quelques mots flatteurs, mon coeur palpitait, mes joues devenaient brûlantes, ma voix tremblait, et à peine pouvais-je savoir ce que je répondais. Ce trouble me désolait, non par la crainte qu'il ne révélât à M. Mansfield un sentiment que j'ignorais moi-même, mais par la mauvaise opinion qu'il devait lui donner de mon esprit; je me sentais si embarrassée devant lui, que je croyais lui devoir de la reconnaissance pour les encouragements qu'il daignait m'accorder [p. 28]. Combien Blanche me semblait heureuse d'oser causer avec lui! que j'enviais cette piquante vivacité à laquelle il donnait tant de louanges! sans que mon amitié pour Blanche en fût altérée; je pleurais de dépit de me sentir moins aimable qu'elle, et dans ce moment je laissais voir un désordre dont il était bien difficile qu'il ne penétrât pas le motif; cependant, soit par respect pour ma jeunesse et ma naissance, soit par la crainte de perdre les bontés de mon père, il ne m'avait jamais laissé entrevoir son amour, et j'ignorais toujours le mien, lorsque la Baronne de Woldemar vint passer quelque tems à Lunebourg: d'un coup d'oeil elle eut bientôt pénétré ma prédilection pour M. Mansfield, et, révoltée de voir un semblable rival à Ernest, elle s'en vengeait en saisissant toutes les occasions de traiter M. Mansfield avec le mépris le plus marqué; mais, loin de m'éloigner de lui par cette conduite, elle me le rendait plus cher, et me faisait chercher [p. 29] avec empressement tous les moyens de le dédommager des mortifications dont elle se plaisait à l'accabler. Si je voyais rougir et prêt à s'offenser des sarcasmes indirects qu'elle lui lançait, je rougissais plus que lui, je lui adressais la parole du ton le plus doux que je pouvais trouver, en le regardant d'un air plus doux encore; alors il s'attendrissait, baissait les yeux, et gardait un silence qui semblait lui coûter trop, pour que je ne démélasse pas que celle qui obtenait de lui un pareil effort ne devait pas lui être indifférente. Cependant il ne disait rien, et peut-être ne se serait-il jamais déterminé à me parler, si un hasard imprévu ne l'eût forcé à cet aveu. Un matin je dessinais dans une galerie qui n'était séparée du cabinet de mon père que par une porte vitrée couverte d'un rideau. M. Mansfield y vint, sous le prétexte de chercher quelques crayons: il s'approcha de moi, loua mon ouvrage, et, appuyé derrière ma [p. 30] chaise, il me regardait travailler en silence, lorsque tout à coup nous entendîmes ma mère et Madame de Woldemar entrer dans le cabinet à côté, et commencer à parler assez bas. Comme il n'y avait d'issue pour sortir de la galerie que la pièce où elles étaient, j'allais la traverser, quand les voix s'élevant peu à peu, j'entendis prononcer mon nom; je m'arrêtai. M. Mansfield me regardait comme pour chercher dans mes yeux ce qu'il devait faire. Je ne savais à quoi me résoudre: plus nous restions, plus l'embarras de nous montrer augmentait, et plus mon intérêt me pressait d'écouter. "Amélie m'est bien chère, disait ma tante, son esprit est au-dessus de son âge, son âme est pleine d'énergie, et la douce sensibilité de son caractère est plus séduisante encore, s'il est possible, que les charmes de sa figure; mais tant d'avantages seront perdus si vous ne veillez sur votre fille; peut-être le sont-ils déjà; je rougis de le [p. 31] penser, et pour l'honneur de son nom , et pour l'honneur de celui qu'elle doit porter un jour . . . . Amélie aime. -- Amélie aime, s'écria ma mère étonnée!" A cette exclamation, une rougeur brûlante couvrit mon front; je feignis de continuer mon ouvrage; mais un nuage était sur mes yeux, et je ne voyais rien que M. Mansfield, qui me fixait avec des regards remplis de tendresse et d'inquiétude. "Je ne vous dissimulerai pas, continua la baronne, que je suis profondément blessée de ce qui se passe chez vous; je ne désapprouve pas qu'on estime le savoir et les talens, mais non pas au dessus de ce qu'ils valent; ici ils ont été mis avant tout: Amélie n'a point été élevée comme son rang l'exigeait. Entourée, depuis son adolescence, de gens sans nom, de littérateurs, de baladins auxquels elle vous voyait, ainsi que son père, prodiguer inconsidérément vos éloges et votre amitié, comment aurait-elle appris à respecter sa naissance? Aussi, qu'en [p. 32] est-il arrivé? C'est que, n'ayant point le sentiment de sa dignité, elle s'est avilie, elle, Amélie de Lunebourg, l'épouse destinée à Ernest de Woldemar, jusqu'à aimer un M. Mansfield!" . . . A ce nom, le crayon échappa de ma main; M. Mansfield la pressa entre les siennes; je ne la retirai pas. "Je crois bien, reprit ma mère, qu'Amélie admire les talens de M. Mansfield, mais non qu'elle lui accorde une préférence repréhensible." -- "Je voudrais pouvoir en douter, répliqua la baronne; mais son amour se décèle par des signes trop certains, pour qu'il puisse me rester l'ombre d'un doute, et je m'étonne comment vous n'en n'avez pas été frappée; direz-vous aussi que vous n'apercevez pas que de son côté, ce Mansfield ne l'aime ou ne cherche à la séduire?" A ces mots, M. Mansfield tomba à mes genoux, et m'entourant de ses deux bras, il me dit d'une voix étouffée: "Oui, je vous aime mille fois plus que ma vie; mais le ciel m'est [p. 33] témoin que je suis si éloigné de vouloir vous séduire, que, sans un événement qui me met dans l'impossibilité de me taire, mon respect pour votre rang m'eût fait renfermer mon secret dans mon coeur, et que je serais plutôt mort que de vous le révéler" -- A ces mots je cachai mon visage entre mes mains, pour dérober à M. Mansfield la joie que me causait un tel aveu: il allait reprendre la parole, lorsqu'il fut interrompu par la baronne qui répondait, avec un accent haut et impérieux, à quelque objection que ma mère lui avait faite, et que l'aveu de M. Mansfield m'avait fait perdre. "Quoi qu'il en soit, ma soeur, comme mes droits sur Amélie sont presque aussi puissans que les vôtres, puisqu'étant destinée à Ernest, je la regarde déjà comme ma fille, et qu'il faut qu'elle se rendre signe de l'être, j'exige que, dés demain, on la sépare de M. Mansfield; et puisque vous refusez de le chasser de chez vous, j'espère qu'il [p. 34] me sera permis de garder Amélie avec moi le tems qu'il passera ici." Les observations de la baronne avaient fait quelque impression sur l'esprit de ma mère, et, lors même qu'elle les aurait trouvées fausses, comme elle ne voyait aucun inconvénient à me séparer de M. Mansfield, elle s'engagea à obtenir de mon père la permission de me laisser partir dès le lendemain pour Woldemar. A cette conclusion, je sentis une vive douleur; M. Mansfield, pâle et agité, me regardait avec des yeux où se peignaient l'incertitude et l'effroi: il n'osait me parler; mais à peine eût-il entendu ma tante et ma mère s'éloigner, qu'il rompit le silence. "Quel sera mon sort, me dit-il? Faut-il perdre à jamais? -- Si mon père l'ordonne, je partirai; mais recevez la promesse que je ne serai jamais la Comtesse de Woldemar. -- O mon Amélie! me dit-il, en versant des larmes, si vous savez [p. 35] aimer, cette promesse peut-elle vous suffire? Maintenant que j'ai osé vous ouvrir mon coeur, et que j'ai pu lire dans le vôtre, il ne m'est plus possible de renoncer à vous; et m'ôter l'espoir de vous posséder un jour, c'est prononcer ma mort. -- Eh bien! interrompis-je vivement, je jure, si je suis jamais libre, de ne vivre que pour vous, et de ne changer mon nom que pour le vôtre. -- J'y compte, répliqua-t-il avec transport, généreuse Amélie; vous venez d'assurer mon bonheur." Ces mots, sa joie, son air de triomphe me firent sentir la force et l'importance des paroles qui venaient de m'échapper: honteuse de m'être engagée par un pareil serment sans le consentement de mon père, je quittai la galerie précipitamment, dans une confusion inexprimable. Le même jour, en sortant de table, mon père me prit par la main, et me dit: "Votre tante désire vous emmener demain avec elle, Amélie; n'y consentez-vous pas avec plaisir? -- Ce n'est jamais [p. 36] avec plaisir que je me sépare de mon père, répliquai-je timidement. -- Il faut pourtant vous accoutumer à savoir le quitter, reprit la baronne, puisque vous n'êtes pas destinée à passer vos jours près de lui. -- C'est pour cela, Madame, que je voudrais lui consacrer tous ceux dont je peux disposer encore -- Pardonnez, ma soeur, dit mon père, en s'adressant à la baronne, si je vois avec satisfaction que le voeu de ma fille, comme le mien, est de nous séparer le plus tard possible: Amélie restera ici." A ces mots, M. Mansfield, qui semblait ne pas écouter la conversation, laissa échapper un mouvement de joie, et je baisai la main de mon père avec plus de tendresse qu'à l'ordinaire: ces signes d'intelligence n'échappèrent pas à la baronne; elle nous considéra un moment en silence, et se retournant vers ma mère, elle lui dit froidement: "Vous n'avez donc pas instruit M. de Lunebourg du motif particulier qui m'engage à emmener [p. 37] Amélie? -- J'ai cru, répondit ma mère, un peu embarrassée, qu'il suffisait, pour le determiner, de lui parler de votre désir. -- Vous voyez bien que vous vous êtes trompée, et qu'il faut tout dire." Mon père parut surpris. "Que signifie ce mystère, interrompit-il? et qu'avez-vous à m'apprendre?" Ma tante, sans lui répondre, fixa ses yeux sur M. Mansfield, avec l'expression du plus profond mépris. Mon père, qui suivait tous ses mouvemens, ayant cru apercevoir dans ce regard le désir de ne point s'expliquer devant un étranger, ajouta aussitôt: "Est-ce quelques secrets de famille que vous voulez me confier? et M. Mansfield est-il de trop ici? -- De trop? répliqua la baronne avec un dédain encore plus marqué; n'est-ce que d'à présent que vous vous en apercevez?" A ces mots, la frayeur me saisit; je craignis que Madame de Woldemar n'accusât Mansfield de séduction, et qu mon père, irrité, ne le [p. 38] bannît de chez lui en m'ordonnant de ne plus le revoir. Pour éviter un pareil éclat, je crus que le meilleur parti était de céder aux ordres de ma tante; et, me tournant vers elle, je lui dis d'une voix tremblante: "Puisque vous avez la bonté, Madame, d'attacher tant de prix à mon séjour à Woldemar, si mes parens le permettent je suis prête à vous suivre." Cette réponse, les paroles de la baronne, surtout l'excès de mon trouble, découvrirent sans doute à mon père, et les soupçons qu'on avait formés, et le mystère qu'on lui cachait; car, sans demander aucun éclaircissement, il se contenta de me dire, d'un ton un peu plus grave: "Je suis bien aise, Amélie, que vous n'ayez pas attendu mes ordres pour obéir à votre tante; l'amitié qu'elle vous témoigne, et les droits qu'elle doit avoir sur vous, mériteraient bien quelques sacrifice de votre part, si c'en pouvait être un de partir avec elle." Après cette phrase, il me regarda fixement [p. 39]; je rougis, il eut pitié de mon embarras, et me dit d'un ton plus doux: "Mon Amélie, retirez- vous dans votre appartement; vous devez avoir des préparatifs à faire pour votre départ." Je me levai, il me tendit les bras; je m'y précipitai en pleurant. "Calme cette douleur, mon enfant, me dit-il, nous ne nous séparons pas pour longtems, nous nous reverrons." Hélas! oui, je devais le revoir bientôt, mais pour lui dire un éternel adieu. Pendant cette scène, M. Mansfield avait changé plusieurs fois de couleur: du rest de jour, il ne put m'entretenir; mais le lendemain, comme je descendais de très bonne heure dans le salon pour chercher un ouvrage que je voulais emporter, M. Mansfield, qui m'avait entendu sortir de mon appartement, se hâta de me joindre: il avait l'air abattu. "Vous avez donc consenti à vous éloigner, me dit-il tristement? -- Que pouvais-je faire, M. Mansfield? N'avez-vous pas vu hier [p. 40] quels regards Madame de Woldemar lançait sur vous? Elle allait vous accuser d'être la cause de mon refus et mon père ne vous l'aurait peut-être pas pardonné. Eh! qu'importe, Amélie, il fallait m'exposer à sa colère, il fallait tout risquer, tout souffrir, plutôt que de partir avec votre tante; mais à votre âge, on est si craintive! Hélas! on ne sait point aimer. -- Après ma promesse, vous osez dire que je ne sais point aimer, m'écriai-je, en levant les mains au ciel! -- Amélie, reprit-il très vivement, tout nous sépare; la naissance, la fortune, la volonté de vos parens, les engagemens qui vous lient: puis-je espérer trouver dans un si jeune coeur assez d'énergie, d'élévation et d'amour, pour surmonter tant d'obstacles et vaincre tant de préjugés? Serez-vous supérieure à tout vote sexe par la force de votre caractère, comme vous l'êtes par les charmes tout puissans qui vous ont rendue l'objet de mon adoration? Et quand il s'agira de [p. 41] vous donner à un homme que vous abhorrez, et de prononcer l'arrêt de ma mort, aurez- vous le courage de résister? -- M. Mansfield, repris-je, j'ai du courage, et beaucoup; je saurai l'opposer à tout, hors aux prières de mon père: s'il me demande mon malheur, je consentirai à mon malheur; mais tranquillisez-vous, il ne voudra jamais celui de sa fille." En finissant ces mots, je crus entendre la voix de ma tante sur l'escalier, et je m'échappai. Deux heures après, je montai dans sa voitre, avec elle, pour nous rendre à Woldemar. Ele ne me fit aucun reproche, ne m'adressa aucune plainte, ne prononça pas une seule fois le nom de M. Mansfield, et ne cessa de m'entretenir d'Ernest; mais plus elle m'en parlait, plus je sentais s'augmenter mon aversion pour lui; plus elle montrait de mépris pour les mésalliances, plus je jurais dans mon coeur de n'appartenir jamais qu'à M. Mansfield. |