Amélie Mansfield[Volume I, pp. 41 - 50] LETTRE IV [Continuation II][p. 41] Il y avait deux mois que j'étais à [p. 42] Woldemar, lorsque je reçus la triste nouvelle de la morte de ma mère: elle avait été enlevée en trois jours par une fièvre maligne, et mon père, accable de douleur, me rappelait auprès de lui; il rappelait aussi mon frère qui finissait des études à Vienne. Ma tante ne voulut point me laisser retourner seule à Lunebourg: elle devenait me mère, me disait-elle, et dès-lors la tendresse autant que la devoir lui prescrivaient de ne plus me quitter. Je fus peu touchée de cette marque d'affection, parce que, dans un pareil moment, je ne sentais que la perte que je venais de faire, et la douleur de mon père. Je ne puis m'empêcher de remarquer, à ce sujet, combien les personnes qui ont le plus d'esprit savent rarement employer les moyens d'atteindre le but qu'elles se proposent. Tout occupée de mes parens, je ne songeais point; en m'approchant de Lunebourg, si j'y retrouverais M. Mansfield. Ma tante, [p. 43] qui était si intéressée à écarter de moi un pareil souvenir, fut la première à le faire renaître. "J'espère, me dit-elle, en entrant dans l'avenue du château, que, dans une maison de deuil, consacrée maintenant à la tristesse, nous ne rencontrerons plus ces étrangers, ces artistes, ces musiciens, qui ne doivent être admis que dans les jours de plaisir? -- Assurément, Madame, vous devez être bien sûr de ne trouver auprès de mon père que ceux qu'il regarde comme ses amis. Oseriez-vous supposer, reprit-elle avec aigreur qu'il comptât M. Mansfield dans ce nombre? -- Du moins, répondis-je en rougissant, il l'a toujours traité comme tel. -- Vous vous attendez donc à revoir cet homme-là aujourd'hui? -- Je n'y avais point pensé; mais je présume qu'il n'aura point abandonné mon père, au moment où il était seul et en proie à la plus amère douleur. -- Je le présume aussi, reprit ma tante, avec une froide ironie; mais comme votre père [p. 44] aura aujourd'hui près de lui sa soeur et sa fille, les soins de M. Mansfield deviennent inutiles; et si celui-ci ne le sent pas, je me chargerai de le lui apprendre. -- J'imagine, Madame, répliquai-je un peu vivement, que vous n'oublierez pas que vous êtes dans la maison de mon père, et que vous parlez à un homme qu'il considère?" Ma tante me regarda fixement, et après un moment de silence, elle ajouta d'un ton grave: "Prenez-garde à vous, Amélie: quoique vous me soyez aussi chère que mon propre fils, il est des erreurs que je regarderais comme si coupables dans une fille de mon sang, qu'un repentir de toute la vie ne pourrait me les faire pardonner." Je ne répondis point, et peu de minutes après, la voiture entra dans les cours du château. Nous trouvâmes mon père très-mal; il gardait le lit, et était dans un tel accablement, que notre arrivée pût à peine l'en tirer. M. Mansfield ne quittait point sa chambre; mais il n'y [p. 45] avait pas une heure que nous y étions, que je vis Madame de Woldemar le tirer à l'écart, tandis que je donnais une potion à mon père, et lui dire quelques mots à l'oreille, qui le firent tressaillir et quitter l'appartement sur-le-champ. Je n'osai faire aucune question; je m'efforçai même de surmonter mon trouble en ne m'occupant que de mon père, lorsque vers, cinq heures du soir, un domestique me remit mystérieusement ce billet de M. Mansfield: "Je quitte le château pour ne vous revoir peut-être jamais. Dans la douleur qui m'accable, je compte assez sur votre bonté pour être sur que vous ne refuserez pas de venir me dire un dernier adieu: je vous attends sous les grands ifs du bas parc." J'aimais, je n'avais pas dix sept ans. Je voyais la peine d'un homme qui m'étais cher, j'étais révoltée de la tyrannie de Madame de Woldemar; tant de motifs réunis pouvaient pallier peut-être [p. 46], mais non justifier le tort d'avoir accepté un pareil rendez-vous. Vers sept heures, mon père s'endormit et je descendis dans le parc. Ma tante, qui croyait M. Mansfield parti depuis le matin, ne s'opposa point à mon promenade. Aussitôt que M. Mansfield m'aperçut, il accourut, me prit la main, et me dit avec beaucoup d'agitation: "Amélie après la manière dont votre tante m'a traité, il est impossible que je demeure plus long-tems dans une maison qu'elle habite; pour ne point m'éloigner de vous, j'aurais consenti à dévorer en silence toutes les humiliations dont elle m'aurait accablé; mais elle me menace d'une scène publique; elle est résolue à ne rien ménager; ni l'état de votre père, ni la crainte de vous compromettre ne la retiendront: voilà ce qui m'a décidé. Plutôt que de nuire à des intérêts si chers, je consens à dévouer ma vie au malheur. Adieu: en vous quittant, je vous rends votre liberté, je vous [p. 47] rends vos promesses; je ne veux point que votre tendresse pour un infortuné vous expose à des persécutions; oubliez mon existence, remplissez le voeu de votre famille, vous n'entendrez jamais parler de moi." Loin d'accepter l'offre de M. Mansfield, la grandeur d'âme qui la lui faisait faire m'imposait, à ce que je croyais, la loi de la refuser; je regardais comme un devoir de le dédommager des affronts qu'il avait essuyés; et m'élever pour lui au dessus des préjugés me semblait autant un acte de vertu qu'une preuve d'amour; aussi n'hésitai-je pas à lui confirmer mes promesses, et à lui jurer de ne jamais appartenir qu'à lui. Il se précipita à mes pieds, en s'applaudissant d'être vaincu en générosité; il me conjura de lui écrire dans la ville la plus prochaine de Lunebourg, où il allait se retirer; je le lui promis, et nous nous séparâmes. Les progrès du ma de mon père [p. 48] furent si rapides que, malgré toute la diligence d'Albert pour se rendre à Lunebourg, il ne put arriver que la veille de sa mort. Comment entreprendre de tracer cette scène de terreur et d'affliction, où deux orphelins se virent privés du meilleur des pères, de leur unique appui. Tous deux, l'un contre l'autre, à genoux près de son lit, n'ayant plus d'espérance, nous ne formions qu'un seul voeu, c'était de mourir avec lui. La nuit s'avançait; nous frémissions de voir renaître le jour, qu'on nous avait annoncé devoir être le dernier des siens. Mon père qui sentait son ètat, fit un effort pour parler: "Écoute-moi, Albert, dit-il." A ces mots prononcés d'une voix éteinte; mon frère étouffa ses sanglots: je soulevai la tête, et ma tante qui n'avait point voulu se coucher, s'avança de l'autre côté du lit, en face de moi. Mon père reprit: "Albert, je te connais bien et je suis sûr de toi; ni l'adversité ni les passions ne dégraderont ton âme vertueuse; [p. 49] mais cette pauvre orpheline, . . et il étendit vers moi une main que je saisis en la baignant de larmes, il ne lui reste plus que toi . . . . Mon fils, sers-lui de père, de mère, deviens sa providence: j'ignore si l'époux qui lui est destiné doit faire son bonheur; si tu ne le pensais pas, et qu'une répugnance invincible lui fît redouter cette union. Albert, ne permets point qu'elle s'accomplisse, et que mon Amélie ne soit jamais forcée" . . . . A ce mot, je vis ma tante tressaillir; elle fit un mouvement pour parler, l'état de mon père la retint. Il y eut un long silence; mon père regarda Albert, il semblait attendre une réponse: hors d'état de la faire, mon frère me serra dans ses bras avec transport, en élevant les yeux au ciel comme pour le prendre à témoin du serment qu'il faisit d'éxecuter religieusement les volontés de son père. Touché de notre tendresse fraternelle, ses yeux mourans se ranimèrent, il se souleva, unit entre ses mains la main [p. 50] d'Albert et la mienne, en demandant à Dieu de bénir ses enfans comme il les bénissait lui-même . . . . Sa tête retomba sur son oreiller, et quelques minutes après il expira . . . . O, mon excellent père! je vous perdis, et mes malheurs commencèrent. |