Amélie Mansfield

[Volume I, pp. 50 - 61]]

LETTRE IV [Continuation III]



Amélie Mansfield, à M. Grandson.


Dresde, 8 Mai.

[p. 50] Il y avait un mois que nous étions en proie à la plus vive douleur, lorsqu'un matin Madame de Woldemar nous fit prier de monter chez elle: elle s'assit entre mon frère et moi, et nous prenant la main, elle nous dit: "Mes enfans, il est tems de songer aux arrangemens que vous avez à prendre; je ne puis retenir ici plus long-tems; et il ne serait pas décent qu'à l'âge d'Amélie, elle demeurât seule sous la tutelle d'un si jeune frère. Je sais bien que mon fils doit arriver incessamment, et que son mariage avec Amélie ne pouvant se conclure qu'après l'expiration de votre deuil, les strictes bienséances demanderaient peut-être qu'elle passât cette année ailleurs que chez moi, mais ce [p. 51] n'est qu'auprès du Baron de Geysa qu'elle pourrait se retirer convenablement, et le procès qui le retient à Vienne avec sa famille peut encore durer long- tems: dans cette circonstance, ma maison devient donc son seul asile; et je ne crois pas, ajouta-t-elle, en nous regardant alternativement, que personne puisse trouver mauvais que, sous les yeux d'une mère, elle habite quelque tems près son futur époux.

A cette proposition mon coeur battit violemment; mais ne voulant point m'expliquer devant Madame de Woldemar, je baissai les yeux sans faire de réponse; mon frère l'attendit quelque tems avant de parler; voyant que c'était en vain, il répliqua qu'en effet il ne croyait point que les convenances fussent blessées, lorsque j'habiterais sous le même toit qu'Ernest jusqu'à la fin de mon deuil; mais que dans cette occasion-ci c'était moins elles qu'il consultait, que ma volonté et mon goût; qu'il donnerait son consentement [p. 52] à tout ce qui me conviendrait, mais qu'il ne le donnerait qu'à cette condition. Je persistait à me taire, "N'avez-vous rien à dire? me demanda ma tante vivement. -- Je parlerai à mon frère, répondis-je, d'une voix tremblante. -- A votre frère! répliqua-t-elle avec colère; ne pouvez-vous donc vous expliquer devant moi? avez-vous des aveux si honteux à faire que vous rougissiez de ma présence?" Son ressentiment s'accroissant par mon silence, elle continua avec un emportement qu'elle ne pouvait plus modérer: "Quelle est donc l'indigne pensée qui vous occupe, Amélie? . . . . si c'est celle que je crains, croyez-vous que votre frère l'entende sans horreur, lui, le petit-fils des Comtes de Woldemar? Malheureuse! s'il était possible que tu la nourrisses dans ton sein, que Dieu te fasse expirer sur l'heure." Mon frère surpris et presque effrayé d'une pareille imprécation, me prit par le bras en disant: "Je causerai avec [p. 53] elle, Madame; elle ouvrira son coeur à son ami, et je suis bien certain de n'y rien découvrir qui puisse excuser la manière dont vous venez de la traiter." Nous quittâmes Madame de Woldemar. A peine arrivée dans ma chambre, je me jetai dans les bras de mon frère, en m'écriant que je ne voulais point aller chez ma tante, qu'il connaissait mon aversion pour Ernest, qu'il savait combien elle était fondée, et que l'idée seule de ce mariage me remplissait de terreur. A ces mots, il m'en souvient, je vis Albert pâlir, il parut agité; mais après un moment réflexion; il prit ma main qu'il serra fortement entre les siennes, et me dit, em me regardant d'un air attendri: "Mon Amélie ne sera jamais forcée, les dernières volontés d'un père et le coeur d'Albert lui en répondent."

O mon oncle! si vous saviez quelle sublime générosité renfermait ce peu de mots! mon vertueux frère venait de me sacrifier le bonheur de sa vie entière [p. 54], car il aimait Blanche de Geysa, et il en était aimé. En suivant la volonté de mon grand-père, mon union eût assuré la leur; tandis qu'en refusant la main d'Ernest, je forçais Blanche à lui donne la sienne sous peine d'être déshéritée. Ce mutuel attachement s'était formé pendant le séjour du Baron de Geysa et d'Albert à Vienne. Dans aucune de ses lettres, mon frère ne m'avait parlé de son amour parce que sachant bien que son sort dépendait de mon mariage, il ne voulait pas que son intérêt gênât ma liberté, et il me connaissait assez pour être sûr que plutôt que de faire son malheur, je n'hésiterais pas à consentir au mien. Ce n'est qu'après mon mariage avec M. Mansfield, que j'ai su tout ce que je coûtais à Albert, et c'est Blanche qui me l'a appris; sans elle, j'aurais ignoré toujours, sans doute, le mal que j'ai fait à un frère si chéri. A ce souvenir, je pleure de reconnaissance, d'admiration et de tendresse; je regarde [p. 55] mon Albert comme le meilleur de tous les êtres, je goûte un plaisir inexprimable à reconnaître sa supériorité et je l'aime avec une si profounde et si exclusive amitié, que je croirais que mon coeur a payé son sacrifice, si un tel sacrifice pouvait se payer.

L'aveu que j'avais fait à mon frère de mon éloignement pour Ernest, ne m'avait point coûté; mais celui de mon inclination pour M. Mansfield m'embarrassa beaucoup; je ne savais comment apprendre à Albert que j'avais donné mon coeur et presqu'engagé ma main à l'insu de mes parens. Cependant, je ne lui cachai rien de ma situation; je lui montrai une lettre que j'avais reçue de M. Mansfield, depuis, la mort de mon père, par laquelle il réclamait l'exécution de ma promesse, et j'ajoutai que j'étais décidée à la remplir aussitôt que mon deuil serait fini.

Albert combattit fortement ma résolution; le noble Albert, que ni les solicitations de mes parens, ni celles de [p. 56] Blanche, ne celles de son propre coeur ne pouvaient décider à me presser en faveur d'Ernest, s'opposa toujours à mon mariage avec M. Mansfield; son orgueil souffrait d'une union si désassortie: son orgueil! oui, le mot m'est échappé, mais chez lui l'orgueil n'est pas une faiblesse, et la suite ne m'a que trop fait voir que c'était la raison même qui parlait par sa bouche, lorsqu'il me peignait les funestes inconvéniens des mésalliances. Amélie, me disait-il, si tu ne peux aimer Ernest, renonce à lui, et je t'approuverai; mais si tu veux être heureuse, respecte les opinions du pays où tu vis. Si tu t'y soumets, tu trouveras dans ta conscience, dans l'estime publique et dans la tendresse de tes proches, un adoucissement à tes peines. Si tu les braves, au contraire, et que tu tombes dans l'infortune, quelle consolation te restera-t-il? Quoique vertueuse, tu te verras méprisée: ta famille te rejetera de son sein; tes jeunes compagnes feindront de ne plus [p. 57] te connaître; je verrai le front de mon Amélie couvert de confusion, chacun l'accabler d'humiliation, et elle-même enfin obligée de s'ensevelir dans l'obscurité pour se soustraire à la honte." Ces raisons, données par tout autre que mon frère, m'auraient fait peu d'impression, et j'aurais mis ma gloire à surmonter ce que j'appelais de vains préjugés, pour rester fidèle à ma foi et à mon amour: mais ma confiance dans Albert était telle, que je ne me permettais pas de croire que je pouvais justifier mon opinion, quand il en avait une contraire. Ainsi, sans renoncer à mon project, ni rompre avec M. Mansfield, je lui écrivis que la perte de mon père était encore trop récente, pour qu'il me fût possible de songer au mariage; que d'ailleurs nos engagemens étaient désapprouvés par mon frère, et que, quoique j'espérasse bien obtenir un jour son consentement, il me faudrait du tems pour le faire changer d'avis; qu'ainsi, pendant l'année de mon deuil, [p. 58] je suspendais non-seulement l'accomplissement de ma promesse, mais toute correspondence avec lui. "Je connais assez votre délicatesse, ajoutai-je, pour être sûre que vous ne tenterez pas d'ébranler cette résolution, telle rigoureuse qu'elle vous paraisse; et vous devez assez compter sur mon coeur, pour ne pas douter que, si dans un an vos sentimens pour moi sont les mêmes, ma main ne vous soit assurée."

M. Mansfield ne fit aucune réponse à cette lettre: son silence m'inquiéta; j'envoyai un homme de confiance dans la ville qu'il habitait pour prendre des informations. J'appris que depuis dix jours (époque où il avait dû recevoir ma lettre), il avait quitté son logement, et que personne ne savait où il était allé.

Cette disparition soudaine me causa une vraie peine; je tremblais que ma lettre, en le mettant au désespoir, ne fût cause de quelque malheur; je me reprochais sans cesse de l'avoir écrite, et ce continuel regret, joint à la tyrannie [p. 59] que Madame de Woldemar exerçait sur moi, me rendit ma situation insupportable. Je voulais m'éloigner de ma tante: pour cela il fallait quitter Lunebourg, où elle avait juré de rester tant que je ne consentirais pas à aller avec elle à Woldemar; je priai donc mon frère de m'emmener avec lui dans une terre qu'il possède en Bohême, et dont la position sombre et sauvage s'accordait parfaitement avec la mélancolie qui m'oppressait. Il approuva mon désir, et dès le soir même, déclara notre projet à la Baronne. Elle s'y opposa avec une violence qui aurait intimidé Albert. Pour lui, ferme dans sa résolution, il répondit avec tant de raison, de mesure et de respect, qu'il n'y avait que Madame de Woldemar au monde, qui pût ne pas lui céder. Mais accoutumée à régner despotiquement sur tout ce qui l'entourait, elle ne vit dans la résistance de mon frère qu'un insuportable affront; et comme elle n'avait pas le pouvoir [p. 60] de m'arracher de ses mains, elle le quitta, en lui jurant qu'elle allait assembler un conseil de famille qui lui ôterait tous les droits qu'il avait sur moi, et dont elle prétendait qu'il faisait un si mauvais usage.

Ces menaces nous alarmèrent peu; nous partîmes pour la Bohême. Après nous être arrêtés quelques jours à Prague, nous poursuivîmes notre route jusqu'à la terre d'Albert: les roches sauvages, les forêts antiques qui entourent ce séjour, semblaient le séparer du reste du monde. En y arrivant, je regardai autour de moi, et je crus être seule dans l'univers avec mon frère. Eh bien! ce sentiment me fut agréable; et quand je voudrai peindre la sérénité d'une âme tendre et innocent, je me rappellerai les six mois que j'ai passés tête-à-tête avec Albert dans cette demeure: j'ai connu des sensations plus vives, mais non d'aussi touchantes. J'adorais mon frère, le ciel, les arbres; je pleurais souvent, et il n'est aucun plaisir que je préférasse à [p. 61] ces larmes; enfin, dans les diverses situations de ma vie passée, s'il m'était permis de choisir celle où je voudrais passer ma vie entière, je n'hésiterais pas à marquer ce tems.


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Page Last Updated 12 January 2004