Amélie Mansfield[Volume I, pp. 76 - 79 ] LETTRE V [Continuation VII][p. 76] Depuis six mois votre neveu ne m'écrivait même plus, lorsque je reçus une lettre d'une main inconnue, qui m'apprenait que M. Mansfield s'était battu avec un officier russe pour une cantatrice dont ils étaient amoureux l'un et l'autre; que mon mari avait été dangereusement blessé, et qu'il demandait à me voir avant de mourir. Je partis sur-le-champ, je voyageai toute la nuit, et le lendemain au soir, quand je arrivai à Prague, il n'existait plus. En apprenant cette nouvelle, je perdis connaissance: je nourrissais encore; le lait passa dans le sang, et la fièvre se déclara. Aussitôt que mon frère [p. 77] fut instruit de cet événement, il accourut près de moi; ses soins et ma jeunesse triomphèrent bientôt de mon mal. Aussitôt que je pus supporter la voiture, il m'emmena à Dresde, où je pouvais demeurer sans crainte depuis que la morte de M. Mansfield, sans avoir adouci la haine que me portait Madame de Woldmar, avait détruit l'objet de ses persécutions. Depuis trois ans, mon oncle, je vis à Dresde dans la plus profonde obscurité, rebutée par mes parens, n'ayant pu voir Blanche qu'une seule fois, aimée du seul Albert, et pleurant encore un époux dont les brillantes qualités, je le reconnais à présent, avaient plutôt séduit mon imagination que touché mon coeur. Flétrie par la douleur, éclairée par l'expérience, détrompée de l'amour, je ne désire plus que la solitude, la paix et l'amitié. Vous m'ouvrez vos bras, mon oncle, je m'y jète avec transport; sauvez-moi d'un monde qui, [p. 78] loin d'être touché de mes peines, se plaît à répéter que je les ai méritées. J'ai l'aveu d'Albert, je m'éloignerai de lui, et le ciel sait ce qu'il m'encoûte; mais mon absence lui rendra peut-être le bien que je lui ai ravi. La protection qu'il m'accorde est un tort que notre famille ne peut lui pardonner, et je me flatte que quand le baron et la baronne de Geysa ne verront plus auprès d'eux l'infortunée dont le mariage les a si vivement offensés; quand ils commençeront à m'oublier, et qu'indignes d'apprécier le coeur de mon frère, ils croiront qu'il m'a oublié comme eux, alors ils céderont peut-être aux prières de Blanche; et en lui donnant le titre de comtesse de Lunebourg, sans doute elle portera un assez beau nom pour qu'ils ne croient point devoir se repentir d'avoir préféré le bonheur de leur fille unique au nom plus illustre que l'hymen d'Ernest lui donnerait. Oui, je suis décidée à m'éloigner d'Albert, et dussé-je ne le [p. 79] revoir jamais, puisque son intérêt demande ce sacrifice, je ne dois pas hésiter à le faire. Ah! quand je lui donnerais ma vie, je serais encore redevable envers lui. Ne m'a-t-il pas sacrifié son amour? Je m'éloignerai de Blanche, dont la constante amitié ne s'est point démentie pendant mes adversités, et qui, pour devenir l'heureuse épouse d'Albert, aura sans doute le courage de rejeter l'odieuse main d'Ernest, d'Ernest, la cause de toutes mes infortunes, l'objet de mon aversion, qui, par l'effroi d'être à lui, m'a précipitée malgré moi entre les bras d'un autre, et est parvenu ainsi à accomplir d'arrêt, qui, dès le berceau, l'avait rendu maître de ma destinée. |