Amélie Mansfield

[Volume I, pp. 82 - 86]

LETTRE VI.



Amélie à Albert


Dresde, 14 Juin, minuit.

[p. 82] Mon Albert, en vain j'ai voulu t'obéir et tâcher de calmer ma peine: depuis deux heures que tu es parti, je n'ai pu que pleurer. O mon frère! mon seul ami! mon unique appui! à la veille d'une si longue séparation, puis-je espérer ni repos, ni sommeil? Quand j'entends encore l'expression de ton amitié, que je vois la place où tu étais assis, et sur cette table où j'écris, la trace récente de tes larmes; quand je songe que je t'ai quitté, que demain, qu'après demain, que les jours suivans je ne te verrai point, et que ce sacrifice, c'est moi qui me le suis imposé, mon esprit se trouble, mon coeur se déchire, et je me demande comment il est possible que j'aie pu vouloir m'accabler moi-même [p. 83] d'une pareille douleur? Cher Albert! ah! laisse-moi croire, laisse-moi me persuader que mon absence te sera utile, et qu'enfin il m'est aussi permis de faire quelque chose pour ton bonheur. Je sais bien que mon intérêt seul devrait m'engager à vivre loin de Dresde; mais ce n'est qu'en pensant au tien, que je pourrai avoir la force de partir. Depuis deux heures, j'ai été tentée vingt fois de contremander les chevaux, d'écrire à mon oncle de ne plus m'attendre, et aux premiers rayons du jour, d'aller me jeter dans tes bras pour ne te quitter de ma vie. J'avais beau me représenter les insultes de ma famille, l'humiliation où je vis, le danger d'élever mon fils dans un pays où on lui apprendra à mépriser le nom de son père, et peut-être la mère qui le lui a donné, toutes ces peines s'effaçaient devant celle de ne plus te voir. Si j'ai persisté, si je persiste encore dans ma résolution, c'est pour ne pas être plus long-tems un sujet de [p. 84] discorde entre toi et ma famille, et un obstacle à ton bonheur. En vain ton amitié se refuse à croire et cherche à me persuader que ma présence ne te nuit pas; ne sais-je pas que plus d'une fois ton coeur fier et généreux a répoussé si vivement les traits dont on m'accablait, que c'est-là le motif qui t'a interdit la maison de Madame de Woldemar, et que le Baron de Geysa eût suivi son exemple, si l'ascendant et la tendresse de Blanche n'eussent empêché une rupture qui m'eût dévouée à des remords éternel? Mon frère, je ne t'ai déjà que trop coûté! N'est-ce pas moi qui, par mon imprudence, t'ai exposé à perdre la femme que ton coeur a choisi? Pour me punir, je me condamne à ne plus te voir: je sais bien que je ne répare pas ma faute par ce sacrifice; mais si tu en connais un plus grand, nomme-le; je suis prête à le faire . . . . O mon Albert! lorsqu'après m'avoir embrassée ce soir, tu t'es arraché de mes bras, que tu t'es éloigné [p. 85], que j'ai cessé de t'endendre, que je me suis vue seule au monde, que j'ai senti qu'en renonçant à toi je perdais l'unique bien qui m'attache à la terre, je t'assure qu'en te donnant ma vie, j'aurais moins fait qu'en te disant adieu.

Déjà le jour commence à paraître; j'entends du bruit dans la maison, le départ s'apprête, il faut subir sa destinée, il faut partir. O mon frère! toi dont les traits et les vertus m'offraient sans cesse la vivante image du père le plus chéri, je te reverrai sans doute dans ces montagnes où je me retire, tu viendras retrouver ta première amie et lui ramener de beaux jours: mais quand je m'éloigne de ma terre natale, avant de l'abandonner pour toujours, n'irai-je pas revoir la tombe de mon père, et lui dire un dernier adieu? Parce que sa cendre repose à Woldemar, ne pourrai-je l'arroser encore une fois de mes larmes? Ma tante, il est vrai, m'a défendu l'éntrée de sa maison, et m'en [p. 86] ferait chasser honteusement si elle m'y surprenait; mais la piété filiale m'élève au dessus de cette crainte, et j'ose croire que mon frère ne blâmera pas mon courage.


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Page Last Updated 14 January 2003