Amélie Mansfield

[Volume I, pp. 86 - 94]

LETTRE VII.



Amélie à Albert


15 Juin, au soir.

[p. 86] J'ai exécuté heureusement mon dessein, Albert; sans doute l'ange de mon père me protégeait dans cette difficile entreprise. A une demi-lieue de Woldemar, j'ai fait arrêter ma voiture, j'ai laissé mon fils entre les mains de sa bonne, et vers le soir j'ai pris le chemin de ce château, que je quittai il y a six ans avec ma tante, de ce château où j'étais reçue comme sa fille, et que j'avais été destinée à posséder un jour. [p. 87] Maintenant, pour y rentrer, il a fallu attendre la nuit, me déguiser, et ne me montrer qu'au vieux régisseur. Hélas! ce pauvre Guillaume, quand il m'a reconnue, il a poussé un cri de surprise et de joie; il aurait voulu appeler tout le village pour célébrer mon arrivée, et en même tems il regardait autour de lui avec effroi, comme craignant que le moindre bruit ne décelât à ma tante que j'étais si près d'elle. Ce n'est qu'avec peine qu'il a consenti à m'ouvrir le caveau funèbre qui renferme la cendre de nos ancêtres: il tremblait d'enfreindre les ordres rigoureux que Madame de Woldemar a donnés contre moi; mais il n'a pas pu résister à mes prières, et surtout à l'idée qu'il me parlait pour la dernière fois. En me conduisant il pleurait. "Hélas! me disait-il, ce n'est pas ainsi que nous avions contume de vous recevoir jadis, quand vous veniez parmi nous: tout le village était en fête, on illuminait le château, madame la baronne ne se [p. 88] possédait pas de joie; au lieu qu'à présent, si elle vous savait ici, Dieu sait!" . . . . Il s'est interrompu, en levant les mains au ciel. Je n'ai que trop compris ce qu'il voulait dire, et j'ai marché plus doucement, en jetant les yeux de tous côtés avec une sorte de terreur. Bientôt nous sommes arrivés à la chapelle du château. Après avoir descendu les marches qui conduisent au lieu funèbre où mon coeur m'appelait, Guillaume m'a ouvert la porte, je suis entrée . . . . . . O mon Albert! à l'aspect de tous ces tombeaux, de celui de mon grand- père surtout, élevé au dessus des autres comme pour dominer encore, j'ai été frappée plus vivement que jamais du néant de la naissance et des grandeurs: c'est ici que ce mortel, si fier de ses ancêtres, a été forcé d'abandonner ses prétentions hautaines; mais le mal qu'il a fait lui survit; et tandis qu'il dort en paix, les ordres de son orgueil jètent la discorde dans sa famille et le trouble dans me vie. [p. 89] Ce n'est pas ainsi, ô mon excellent père! que vous avez marqué votre passage sur cette terre; et là où vous n'exerçâtes que des vertus douces et bienfaisantes, vous n'avez dû laisser que des souvenirs de reconnaissance et d'amour. Ah! si la vue de votre fille en pleurs, n'empoisonne pas la félicité dont un Dieu juste a dû récompenser votre vie, contemplez-la prosternée sur la pierre qui vous couvre, l'entourant de ses bras, la baignant de ses larmes, vous demander des vertus pour son fils, du bonheur pour Albert, de la tranquillité pour elle, et bientôt, une place auprès de vous.

Il était si tard quand je suis sortie du château, que Guillaume n'a pas voulu me laisser aller seule; il m'a fait sortir par une des portes du parc qui conduit directement au village où j'avais laissé mon fils. La lune éclairait tous les objets: j'ai aperçu le bosquet que ma tante nommait autrefois le bosquet d'Amélie. Tu sais [p. 90] qu'elle y avait fait planter un tilleul le jour de ma naissance: les petits lilas dont je l'avais entouré moi-même, il y a six ans, étaient maintenant hauts, épais et couverts de fleurs. "Comment ma tante-a-t-elle laissé subsister ce bosquet, ai-je demandé? -- Madame la Baronne avait bien donné l'ordre qu'on l'arrachât; mais comme elle ne vient jamais se promener de ce côté, nous avons cru pouvoir le conserver. . D'ailleurs, lequel d'entre nous aurait eu le courage d'y porter le premier coup? nous que vous combliez de vos bienfaits, que nous avons vu au berceau, que nous chérissons . . . . Pour abattre le bosquet d'Amélie, il aurait fallu faire venir des ouvriers de bien loin: on n'en aurait pas trouvé à Woldemar." J'ai serré la main de ce bon serviteur en pleurant, et puis je me suis approchée pour prendre une branche de lilas. "C'est la dernière que je cueillerai à mon bosquet, Guillaume." Le pauvre homme sanglottait. "Hélas! [p. 91] je me flattais de mourir près de vous, m'a-t-il dit: voyez-vous-là-bas ces deux marronniers? quand vous ne marchiez pas encore, je vous y portais dans mes bras avec le petit Ernest. Chers enfants, vous disais-je, je vous soutiens à présent que vous êtes petits; mais quand je serai vieux, vous me protégerez tous deux: si depuis le compte Ernest n'a pas été tel que nous l'aurions désiré, nous pensions à vous, et nous étions consolés. -- Mon cher Guillaume, ma tante est généreuse; son fils lui ressemblera. -- Ah! je crois bien, a-t-il interrompu, qu'ainsi que sa mère, M. le comte ne nous laissera manquer de rien; mais vous, vous nous aimiez. -- Guillaume, me suis-je écriée, ne me montrez pas tant d'affection, vous me donneriez trop de regrets." Il s'est tu, et nous avons marché en silence. En sortant du parc il a fallu passer devant l'église de la paroisse. Guillaume s'est encore arrêté. "Voilà où vous deviez être [p. 92] mariée: quelle fête! quel jour! Au lieu de la joie que j'attendais, j'ai vu ôter du banc de la famille le siége que vous aviez coutume d'occuper; ja'i vu brûler votre beau portrait qui ornait si bien la grande salle basse; enfin on a effacé votre nom du grand arbre généalogique de la famille, tant Madame la Baronne est empressée d'éloigner d'elle tout ce qui peut lui rappeler votre existence. -- Hélas! je souhaite que mon exil la satisfasse; car, malgré sa haine, je l'aime toujours. Mon cher Guilllaume, ai-je ajouté en tombant à genoux devant l'église, si un jour elle vous parle de moi, dites-lui que je n'ai jamais cessé de la respecter, que vous m'avez vue ici faisant des voeux pour elle, et demandant au ciel que son fils la dédommage de tout le mal que je lui ai fait." Il m'a relevée, tout emu, en disant qu'il aurait souhaité que ma tante m'eût entendu; car alors elle n'aurait pas pu s'empêcher de me pardonner. "Ah, Guillaume [p. 93]! vous la connaissez mal; je crains bien qu'elle n'emporte sa haine au tombeau. -- S'il est ainsi, a repris le bon homme, que Dieu puisse avoir pour elle plus de miséricorde qu'elle n'en aura eu pour vous." J'ai joint mes prières aux siennes, et nous avons poursuivi notre chemin. Il était plus de minuit quand nous sommes arrivés à mon auberge: Guillaume y a passé la nuit; ce matin, comme je me préparais à partir, il est venu prendre congé de moi, et je suis montée dans ma chaise. Après une heure de marche, nous sommes parvenus à une hauteur d'où on découvre toute la ville de Dresde; sans doute je la voyais pour la dernière fois. J'ai mis pied à terre pour la mieux voi; elle me sera toujours bien chère: n'est-ce pas là où j'ai commencé à t'aimer? n'est-ce pas là où je te laisse? Hélas! tandis que, plongée dans les tristes reflexions, je parcourais en frémissant l'espace qui me sépare déjà de toi, et que je disais [p. 94] un éternel adieu à ma patrie, le soleil brillait du plus pur éclat, les oiseaux chantaient au dessus de ma tête, mon fils jouait à mes côtés, et tout autour de moi semblait ignorer qu'il y eût des êtres destinés à pleurer toute leur vie.


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Page Last Updated 14 January 2004