Amélie Mansfield[Volume I, pp. 94 - 96] LETTRE VIII.[p. 94] J'ai passé aujourd'hui les affreux précipices qui séparent la Saxe de la Bohême, et demain mes yeux ne verront plus ma terre natale; mais ce n'est pas elle que je regrette: partout où je serais avec toi, je me croirais dans ma patrie: je serai étrangère partout où tu ne sera pas. Cher Albert, pardonnne à la faiblesse d'un coeur si triste de tout ce qu'il laisse, de tout ce qu'il perd. Hélas! en te quittant, quel ami me consolera? quelle main essuiera [p. 95] mes larmes? quelle autre voix que la tienne saura pénétrer dans mon coeur, pour y adoucir le cruel remords d'avoir détruit le bonheur de ta vie? . . . . Je pensais à tout cela ce soir, en côtoyant le bord de l'Elbe; le chemin étoit si étroit, que je ne voyais pas un pouce de terrain entre les roues de la voiture e le précipice: ah! si je n'avais pas tenu mon fils entre mes bras, c'eût été trop encore . . . . Mais pardonne, je ne veux point t'affliger par mes tristes pensées, et je te promets de faire tous mes efforts pour les écarter; mais promets-moi aussi, mon ami, de ne plus essayer de me réconcilier avec mon sort. Si j'ai supporté l'inconstance et la mort de mon époux et que mon courage m'abandonne devant l'idée d'avoir troublé ta vie, c'est qu'il est possible de se résigner au mal qu'on souffre, mais jamais à celui qu'on cause; et jusqu'à ce que je t'aie vu heureux, n'espère pas me voir goûter un moment de joie. [p. 96] Dis à cette charmante Blanche, de qui dépend notre sort à tous deux, combien il m'en a coûté pour partir de Dresde, sans lui avoir dit adieu. Quoique bien sûre qu'on ne peut rien ajouter à l'attachement qu'elle a pour toi, j'aurais voulu lui recommander encore une fois ton bonheur; j'aurais voulu lui répéter qu'en resistant à sa famille pour se conserver à toi, elle ne perdait que sa fortune, et non l'estime de ses parens et de ses amis; car quel choix plus honorable pourraient-ils faire pour elle? Mais, hélas! ma conduite passée me permet-elle de prétendre guider personne? Je le sens, tels sages que puissent être mes conseils, Blanche doit avoir la prudence de s'en défier. Hélas! celle qui les donne a été si imprudente et si faible, qu'elle a perdu le droit d'éclairer ses amis, et que la raison même, en passant par sa bouche, doit être sans autorité. |