Amélie Mansfield[Volume II, pp. 11 - 17] LETTRE XL[p. 11] Mon frère, sans doute tu as raison de ne pas t'inquiéter: ce que j'éprouve [p. 12] n'est assurément que l'amitié: jamais l'amour n'eut cette pure tranquillité, cette pénétrante douceur qui fait qu'on se parle sans trouble, qu'on se cherche sans rougir, et qu'on s'oublie ensemble sans danger. Auprès de M. Semler, je n'ai point cet embarras qui étouffe les idées et oppresse le coeur; au contraire, un invincible attrait me porte à lui confier toutes mes pensées: je me sens plus à mon aise quand il est la; sa voix endort mes douleurs, et quand je lui parle, il me semble qu'étant avec lui plus libre qu'avec personne, je suis aussi plus aimable. Comment pourrait-ce être autrement, Albert? Si tu savais quel doux accord unit nos opinions et nos sentimens: on dirait qu'une secrète sympathie a tellement empreint dans mon âme la ressemblance de la sienne, que je ne peux rien lui confier qu'il n'ait déjà senti, et que nous nous rencontrons jusques dans les expressions. Oh! que l'amitié serait douce avec [p. 13] lui! et que j'aimerais a m'y livrer, si sa jeunesse et l'extrême vivacité de ses sensations pouvaient laisser sans inquiétude sur l'avenir! Jusqu'à présent je n'ai aucune raison de craindre, car il aime, m'a-t-il dit, il aime depuis l'enfance; et quoique l'objet de ce long amour soit perdu pour lui, il en parle avec trop d'émotion pour croire qu'on le puisse effacer aisément de son coeur. Heureuse femme, d'être aimée avec une telle constance! faut-il qu'elle ignore ou qu'elle n'apprécie pas son bonheur! Ah, M. Semler! si l'amour a survécu à l'espoir dans votre âme, sans doute la jouissance ne l'aurait pas éteinte; auprès de vous une femme aurait pu croire à la félicité, et réunir la vertu à l'amour . . . . Toujours des retours sur toi-même, me diras-tu? Albert, comment s'en empêcher, comment ne pas comparer le sort qu'on a eu à celui qu'on aurait pu avoir? comment, en voyant dans un coeur d'homme la passion unie à la constance, et la vivacité [p. 14] à la délicatesse, la triste victime de l'infidélité ne dirait-elle: Si j'eusse été à celui-ci, j'aurais eu des jours plus heureux? Albert, sois-en sûr, je n'ai point d'amour pour M. Semler: une longue peine m'a ôté la possibilité d'être sensible encore: mais comment s'empêcher de rendre justice à un homme aimable, qui seul eût réalisé les chimères que je me figurais jadis, lorsque, dans la solitude de Lunebourg, ma jeune imagination peuplait le monde d'être formés selon mon coeur? Son départ à été retardé de quelques instans: mon oncle a exigé qu'il nous accompagnât aux îles Borromées, où nous allons faire un petit voyage avec Mesdames de Nogent et d'Elmont; c'est là qu'il nous quittera; il ne compte pas revenir ici. Albert, j'y reviendrai sans lui. O mon ami! mon frère! ce n'est pas à toi que je tairai ma peine: l'image de cette absence m'épouvante; je me suis trop accoutumée à lui: hélas! l'amitié a donc aussi [p. 15] ses dangers! Ce départ afflige mon oncle autant que moi peut-être: il a pris M. Semler dans une affection extraordinaire: il m'en parlait encore tout à l'heure, et d'un ton qui m'a surprise: il semblait qu'il en pensait plus qu'il n'en voulait dire. "Ne le laissez pas partir, mon Amélie; croyez-moi, engagez-le à attendre encore: cela dépend de vous; il fera tout ce que vous voudrez, n'en doutez pas: il sent bien ce que vous valez; et dites-moi, Amélie, ne vous plaît-il pas aussi? il n'y aurait pas grand mal; je vous assure que je le voudrais." Et puis il a ajouté en riant: "Mon enfant, je vous le répète, croyez-moi, ne le laissez pas partir . . . . Pourquoi m'opposerais-je à son départ, mon oncle? Depuis long-tems il est avec nous; sa famille l'attend avec impatience, sans doute, et il ne peut pas passer sa vie ici? -- Pourquoi pas?" J'ai été étonnée. Il a continué d'un air saisfait. "Oui, pourquoi pas? Enfin, s'il se plaisait ici, et que vous [p. 16] l'y vissiez avec plaisir, je ne serais pas du tout fâché de le garder. Pauvre Amélie! vous ne m'entendez pas; nous causerons de cela une autre fois; ce n'est pas encore le moment." Que signifie ce discours, mon frère? Formerait-il des projets d'union? Ah! mon coeur les repousse! et je n'ai pas même besoin du souvenir de mes malheurs pour rejeter M. Semler, il me suffit d'être mère: ce n'est pas à l'homme qui marque autant d'éloignement pour mon fils que je voudrais donner aucun pouvoir sur moi. Le croirais-tu, Albert, il n'a pas pu s'accoutumer encore à la vue d'Eugène; et moi, je l'avouerai, soit faiblesse, soit amitié, depuis qu'il est ici je suis moins souvent avec mon enfant. Tout à l'heure encore, ne m'a-t-il pas conjurée de le laisser à sa bonne pendant notre voyage aux îles Borromées; n'ai-je été prète à céder à sa prière? Ah! il est bien tems qu'il parte! Au moment de fermer ma lettre, je [p. 17] reçois la tienne du 23 Avril; j'apprends en même tems la nouvelle de ton bonheur, de ton voyage, et la secrète inquiétude que te cause le séjour de M. Semler chez mon oncle. Cher Albert, elle n'aura bientôt plus d'objet, puisqu'il part dans peu de jours. A présent que te voilà en Bohême, je vais être privée de tes nouvelles; mais celles que tu me donnes sont si douces à mon coeur, qu'elles doivent le fortifier contre tous les chagrins; et si je suis destiné à en éprouver encore, je trouverai un abri contr'eux dans la certitude de ton bonheur et l'espérance de te revoir. |