Amélie Mansfield

[Volume II, pp. 17 - 23]

LETTRE XLI [Continuation I]



Ernest à Adolphe


7 Mai.

[p. 17] Ce matin, je suis descendu de bonne heure dans le salon: Amélie y était [p. 18] déjà: assise près de la fenêtre devant un métier de broderie dont elle ne s'occupait pas, la tête languissamment appuyée sur une de ses mains, et tournée du côté de la campagne, elle semblait plongée dans une profonde réverie. Je me suis approché doucement: combien je désirais savoir quel objet l'absorbait aussi entièrement! j'ai osé croire qu'elle me le dirait. -- "A quoi pense Amélie? lui ai-je demandé." Elle a été surprise de me voir si près d'elle: une subite rougeur a couvert son visage; elle n'a pas répondu. "Si je vous interrompts, je m'en irai." Elle a avancé la main en me faisant signe de rester: j'ai saisi cette main chérie. "Amélie, pardonnez- moi, je vous ai vue pensive, et je n'ai pu me résoudre à vous laisser; pardonnez-moi, je vous détourne de vos réflexions. -- Non." Elle a prononcé ce non d'un tel ton, que quand elle m'eût dit que c'était moi qui l'occupais, je n'en aurais pas été plus sûr. "Vous regardiez ces [p. 19] montagnes? -- Je le crois. -- Pensiez-vous que dans huit jours je ne les verrais plus?" A cette question, elle a promptement caché son visage dans ses mains: j'ai vu des pleurs s'échapper entre ses doigts; mon coeur a battu avec violence. "Amélie, me suis-je écrié en pressant sa tête contre mon sein! Amélie! . . " Je ne sais ce que j'allais dire; ses larmes avaient confondu tous mes projets. J'ai entendu venir M. Grandson; ce bruit m'a rendu à moi-même, et pour lui dérober mon trouble, j'ai feint de regarder pa la fenêtre. Il s'est avancé vers nous, en nous souhaitant le bon jour avec amitié; mais en apercevant des pleures dans les yeux de sa nièce: "Qu-est-ce, Amélie, s'est-il écrié? qu'avez-vous, mon enfant? M. Semler, pourquoi pleure-t-elle? que lui avez-vous dit. -- Ce n'est pas lui, mon oncle, s'est elle hâtée de répondre; ce n'est pas lui qu'il faut accuser: il ne sait pas ce qui m'afflige. -- Vous avez reçu hier [p. 20] des nouvelles de votre frère; votre orgueilleux cousin serait-il arrivé? aurait-il voulu forcer Mademoiselle de Geysa à l'épouser? -- Ah, mon oncle! ne prononçons plus maintenant le nom d'Ernest qu'avec reconnaissance: il n'est point à Dresde encore; mais il écrit à sa mère qu'il se désiste de tous ses droits, qu'il cède la main de Blanche à mon frère, et qu'il est trop fier pour vouloir d'un coeur qu'un autre que lui a pu toucher; il a raison, et j'applaudis à sa délicatesse. -- Voilà de bonnes nouvelles, Amélie! pourquoi donc pleurez-vous? il 'ny a plus rien qui s'oppose au mariage de votre frère. -- On ne pourra le conclure qu'après le retour d'Ernest. -- Eh bien! qu'est-ce qui l'arrêté? n'y a-t-il pas assez long-tems qu'il court le monde? pourquoi ne va-t-il pas joindre sa famille? Dit-on encore que c'est vous qui l'en empêchez? -- Quand j'étais à Dresde, quelqu'invraisemblable que cela fût, ma tante pouvait avoir un motif de le [p. 21] croire; mais à présent elle n'en a plus." Ces réponses, si simples, si vraies dans la bouche d'Amélie, étaient en telle opposition avec ma présence et le sentiment de mon coeur, que je suis demeuré confondu de la bizarrerie de notre situation, et oppressé d'une foule de pensées qui m'ont fait perdre la suite de la conversation. Je souffrais de voir Amélie dans une si grande erreur, et cependant je sentais qu'il fallait la détromper moins que jamais; car si elle savait que M. Semler n'est autre qu'Ernest, j'en suis sûr, et ce n'est pas la vanité qui me fait parler ainsi, j'en suis sûr, elle pleurerait trop amèrement son premier choix.

A la fin, je me suis arraché à mes réflexions, j'ai régardé autour de moi: Amélie travaillait en silence à son métier, M. Grandson lisait des papiers en se promenant dans la chambre: je me suis appuyé le dos contre la croisée, les yeux attachés sur Amélie: je crois qu'elle s'en est aperçue et que mes regards [p. 22] l'ont embarrassée, car elle s'est levée un moment après. "Sonnerai-je, mon oncle, a-t-elle dit? ne voulez-vous pas déjeuner? -- Pas encore; j'attends M. Watelin. -- M. Watelin! -- Oui; cela vous fâche-t-il? Cela m'est égale. -- Et à moi aussi; j'ai abandonné mes projets sur lui; je crois qu'il ne vous convient pas." Elle a souri tristement, et pressant la main de son oncle. "Personne ne me convient, lui a-t-elle dit. -- Bah! voilà encore de vos sottiises. Eh bien! moi je vous dis que je connais quelqu'un qui vous convient à merveille. ." Elle s'est hâtée à d'interrompre son oncle en rougissant beaucoup, et lui a demandé depuis quand M. Watelin était arrivé, quoiqu'elle le sût fort bien, puisqu'il le lui avait dit peu de jours auparabant. Cet air d'embarras m'a surpris: d'où peut-il venir? sait-elle de qui son oncle voulait parler? O Dieu! se pourrait-il . . . se pourrait-il que deux fois Amélie me fût destinée, et que regardant sa possession [p. 23] comme la suprême félicité, deux fois je la visse s'éloigner de moi? Trop ému par cette idée, j'ai quitté brusquement le salon pour venir m'enfermer dans une chambre: en vain depuis deux heures je cherche à calmer mon agitation: ce fantôme enchanteur d'Amélie erre autour de moi; je vois son sourire, je vois ses larmes, je tombe à ses pieds, je jure d'être à elle . . . . Bientôt effrayé de ce téméraire serment, je me rappelle tout ce qui doit nous séparer. Ernest de Woldemar offrir pour belle-fille à sa mère, la veuve de M. Mansfield! il me semble la voir, l'oeil enflammé de courroux, le coeur déchiré, maudire en gémissant, un fils dont elle faisait sa gloire et toute sa consolation. Oh! non, ma mère, ne le craignez pas: entre nous deux ce n'est pas vous que je sacrifierai; soyez heureuse, s'il se peut, et je ne me plaindrai pas d'avoir dévoué tous mes jours au malheur.


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Page Last Updated 5 February 2004