Amélie Mansfield

[Volume II, pp. 31 - 44]

LETTRE XLII



Amélie à Albert


10 Mai, six heures du matin.

[p. 31] O mon frère! sauve-moi, il est tems peut-être: je n'aime point encore, mais j'ai perdu ma tranquillité: insensée que [p. 32] j'étais de me confier au plaisir que j'avais à le voir? Hélas! je croyais que l'amitié seule en pouvait donner un si doux, j'ignorais que, pour s'emparer de nos coeurs, l'amour sait prendre toutes les formes, et que jamais il n'est si dangereux que lorsque, s'insinuant dans l'âme sous un autre nom que le sien, il ne se découvre que quand il n'est plus tems de lui résister. Mon frère, ne t'alarme pas cependant, je ne crois pas être entièrement perdue; mais c'est un état si nouveau pour moi d'avoir à craindre l'amour, que la seule pensée d'en être atteinte a jeté mes esprits dans le désordre et bouleversé tout mon sang. D'après ma lettre d'avant-hier, tu devais m'en croire plus éloignée que jamais: je te disais combien les accès d'humeur de M. Semler contre mon fils me refroidissaient pour lui; et, après la soirée dont je t'ai fait le récit,1 il me semblait même ne plus [p. 33] retrouver d'amitié dans mon coeur. Depuis ce jour, nous nous parlions beaucoup moins, et nous paraissions également disposés à nous éviter; mais mon oncle, que cette disposition contrariait, nous a forcés hier à nous promener ensemble. En sortant de table, il a fait mettre ses chevaux à sa berline, pour aller chercher à Bellinzona mesdames d'Elmont et de Nogent, qui devaient venir coucher le soir au château, afin de partir avec nous le surlendemain pour notre voyage des îles Borromées. J'ai voulu monter chez moi; il m'a retenue, et m'a priée d'aller inviter les filles de notre bon curé à un bal champêtre qu'il donne ce soir. "J'imagine, M. Semler, a-t-il ajouté, que vous ne laisserez pas Amélie se hasarder seule dans une si longue promenade. -- Ah, mon Dieu! mon oncle, ai-je repris, que pouvez-vous craindre? je l'ai faite si souvent. -- N'importe, Amélie, vous savez que c'est toujours malgré moi, que vous allez ainsi courir les montagnes; [p. 34] je ne suis sans inquiétude que quand je vous sais avec quelqu'un. -- Me défendrez-vous de vous accompagner, m'a demandé M. Semler d'une voix suppliante? Hélas! c'est peut-être la dernière promenade que nous ferons ensemble. -- Laissez-la donc tranquille, s'est écrié M. Grandson en colère; vous n'avez jamais que des choses tristes à lui dire: si c'est ainsi que vous comptez l'entretenir pendant la promenade, il vaut autant qu'elle aille seule. -- Je ne peux pas vous promettre de la divertir, a repris M. Semler en soupirant, je n'ai pas l'âme gaie. -- Je m'en aperçois assez depuis quelque tems: au lieu de continuer à être aimable, de chercher à plaire, vous devenez rêveur, contrariant; ce n'est pas amusant pour moi, et fort peu flatteur pour elle." Ah, mon frère! que je pensais différemment! M. Semler a souri tristement sans répondre. "Il me semble, a ajouté mon oncle avec humeur, qu'un autre aurait l'air plus satisfait de rester avec elle; [p. 35] sa société n'est pas faite pour affliger, je crois. -- Peut-être plus que vous ne croyez, a prononcé M. Semler à voix basse; et le malheur de l'avoir connue. ." Son émotion ne lui a pas permis d'achever; sur son dernier mot, mon oncle a repris: "Si c'est là un compliment, je ne m'y connais point du tout. -- Ah! je ne songe guère à lui en faire. -- Et vous avez grand tort, mon cher Monsieur; Amélie vaut bien la peine qu'on se félicite de la connaître et qu'on s'occupe d'elle. -- Et croyez-vous que je ne m'en occupe pas?" a repris M. Semler en le regardant fixement et d'un ton si extraordinaire, qu'il a porté le trouble dans mon âme. Les jambes m'ont manqué, je me suis assise: M. Semler, me voyant palîr, est accouru vers moi." Vous m'entendez, vous, m'a-t-il dit d'une voix émue, c'est tout ce que je veux . . . . -- Ma foi, Monsieur, puisque vous vous passez si bien de mon approbation, a repris mon oncle, j'imagine que vous vous [p. 36] passerez aussi de ma présence: j'admire Amélie d'avoir assez d'esprit pour vous comprendre; pour moi, qui n'ai pas cet avantage, je vous salue très-humblement." Il est sort. Embarrassée de la situation où il me laissait, j'ai voulu me lever, je n'ai pas pu; j'étais encore tremblante: M. Semler me considérait, il a vu mon trouble. "A présent, s'est-il écrié, je ne pourrai jamais la quitter. Ecoutez, Amélie, a-t-il ajouté vivement en se mettant à genoux devant ma chaise et m'entourant de ses deux bras, écoutez le serment que je fais de vous adorer toujours malgré les obstacles . . . . " Il a été interrompu par Eugène, qui accourait me demander la permission d'aller en voiture avec son oncle. A sa vue, M. Semler s'est relevé précipitamment, et portant la main à son front: "Insensé! qu'allais-je lui dire?" "J'ai pris mon fils par la main, et, me traînant hors du salon, je l'ai conduit à la voiture de mon oncle; je suis montée dans ma [p. 37] chambre chercher mon chapeau: tout cela m'a donné le tems de me remettre; et quand je suis partie pour le presbytère avec M. Semler, j'étais assez calme. Il marchait à côté de moi, enseveli dans une méditation qui avait quelque chose de farouche. Nous avons fait toute la route en silence. Arrivés chez le curé, on m'a dit qu'il était allé dîner avec ses filles à la Grotte de l'Hermite, et que je l'y trouverais encore: j'ai hésité, car l'air de M. Semler me gênait singulièrement, et il me tardait de finir ce tête à tête. Cependant j'ai songé qu'en retournant à la maison je serais encore seule avec lui, au lieu qu'en allant joindre le curé, je me délivrerais plutôt de la contrainte où j'étais. J'ai pris, pour me rendre à la Grotte de d'Hermite, la route la plus courte, mais elle est aussi la plus escarpée, et couverte de touffes d'herbes sèches et glissantes. J'ai fait un faux pas; je me suis retenue contre un arbre: M. Semler [p. 38] alors s'est précipité vers moi. "Est-il possible, a-t-il dit, qu'elle me fasse tout oublier, tout, jusqu'à elle-même." Et me prenant par le bras, sans m'en demander la permission, il m'a aidée à monter. "Vous êtes-vous fait mal, Amélie? -- Non. -- Cette route est bien pénible pour une femme; n'y a-t-il que celle-là? -- Il y en a une autre; mais elle est si longue! . . -- O Amélie; a-t-il repris en me regardant tristement, je n'aurais pas choisi comme vous." Nous avons continué à garder le silence jusqu'à un petit plateau d'un gazon doux et uni où on marchait plus commodément: cet endroit est extrêmement solitaire, et si sauvage qu'on n'y aperçoit aucune trace d'habitation ni de sentier frayé. M. Semler s'est arrêté tout à coup, et regardant autour de lui: "Aujourd'hui seul avec elle dans un désert, perdus tous deux pour le reste du monde, et dans quelques jours une séparation sans terme entr'elle et moi; ici, loin des regards des [p. 39] hommes, sous un roche sauvage . . . . n'exister que pour elle . . oublier l'univers . . O ciel! si tu me commandes de renoncer à la félicité, pourquoi me la montres-tu?" Il me tenait toujours par le bras; j'ai voulu me dégager; il m'a retenue. "Non, Amélie, non vous ne me quitterez pas: vous voyez bien que cela n'est pas possible, en vain tout me l'ordonne, en vain le devoir me crie de vous fuir: je ne le puis. Oh! ne sois pas plus barbare que lui, femme adorée! ne t'efforce pas ainsi de t'arracher de mes bras!" Mon frère, un nuage était sur mes yeux; je sentais l'effroi dans mon coeur. "Laissez-moi, M. Semler, lui ai-je dit; vous abusez de la confiance de mon oncle, de la mienne en me retenant ainsi. -- Non, Amélie, vous serez toujours libre; si vous voulez me fuit, eloignez-vous: je peux résister à tout, mais non à votre volonté." J'ai marché très-vivement du côté de la grotte dans un saisissement inexprimable. Il m'a suivie [p. 40] de loin. J'ai été bientôt rendue auprès de la respectable famille; mais sa joie, mais ses caresses ne m'ont point calmée: je ne savais ni ce que je disais, ne ce que je faisais; et si le bruit du bal ne s'était déjà répandu dans le village, et qu'une des jeunes filles ne m'en eût parlé, j'aurais oublié que c'était là ce qui m'amenait auprès d'elles. Pour dissimuler mon trouble, j'ai feint de vouloir aller visiter, au dessus de la grotte, une cataracte où j'ai déjà été plusieurs fois: les jeunes filles m'ont suivie avec M. Semler. Je marchais très-vite; je suis arrivée la première, et pour mieux voir l'effet du torrent qui bouillonne entre deux roches vive taillées à pic, je me suis appuyée le corps en avant sur le tronc d'un vieux pin posé sur deux pieux pour servir de balustrade. Il était pourri sans doute: M. Semler, l'ayant vu s'ébranler, s'est élancé vers moi, m'a saisie par le milieu du corps, et m'a arrachée à une mort certaine, car l'arbre est tombé [p. 41] au même instant avec fracas dans le gouffre. "Ah! je vous dois la vie! me suis-je écriée. -- Amélie, m'a-t-il dit d'une voix basse et oppressée, j'eusse été plus heureuse de m'être précipité avec vous." O mon frère! que ne l'a-t-il fait? une prompte mort m'eût épargné bien des douleurs, et le sort que je prévois me la fera regretter souvent. Les paroles de M. Semler m'avaient fait frissonner. Les jeunes filles du curé, en me voyant pâle et immobile sur une pierre, ont cru que la frayeur seule me jetait dans cet état: l'une m'a prodigué ses soins, l'autre a été appeler son père. Le bon pasteur, alarmé du danger que j'avais couru, n'a plus voulu me quitter: il m'a ramenée chez lui, ma forcée à monter dans sa petite carriole, et m'a conduite lui- même au château. Mon oncle venait d'arriver avec toute la compagnie qu'il ramenait: elle a bientôt été informée de notre aventure: à cette nouvelle, chacun a poussé de [p. 42] grands cris; mon oncle, tout en larmes, m'a serrée dans ses bras, et se jetant dans ceux de M. Semler: "Vous savez sauvé Amélie, ô mon ami! je ne connais qu'un prix pour un tel bienfait." J'ai tremblé de ce qu'il pouvait ajouter. "Mon oncle, je vous supplie, lui ai-je dit tout bas, épargnez-moi. -- Vous avez raison, Amélie, m'a-t-il répondu du même ton, ce n'est pas le moment; il y a trop de monde ici; attendons à notre retour. Mais comme vous êtes pâle et défaite, mon enfant! ces dames permettront que vous alliez vous coucher: vous devez avoir besoin de repos." J'ai saisi promptement ce prétexte pour me retirer chez moi: la société m'étourdissait; je ne distinguais personne; je n'entendais plus que les paroles de M. Semler; je le voyais sans cesse prêt à s'engloutir avec moi. Ah! s'il n'eût été que l'homme le plus aimable, il n'aurait pas troublé ma tranquillité; mais il m'aime, Albert, il m'aime avec excès. La mort lui [p. 43] eût été chère avec moi! quels droits ne lui a pas acquis un pareil sentiment? . . . . Albert, ne me demande pas ce que je veux et de que je compte faire; je n'en sais rien: au milieu de l'épouvante que m'inspire la passion qui s'empare de moi, je ne puis suivre aucune pensée, ni former aucun projet . . . . Oh! qu'il parte, qu'il s'éloigne, qu'il me quitte pour jamais: voilà le voeu le plus ardent de mon coeur; et ne crois-tu pas, mon frère, que la sincérité de ce désir doit me rassurer sur moi-même? Si j'aimais autant que je le crains, attacherais-je ainsi mon bonheur à son départ? au lieu de la souhaiter, ne frémirais-je pas de son absence? Sans doute, je m'exagère et mon danger et mon impression; mais l'image d'un nouvel amour me présente celle d'un si grand malheur, que l'excès de mon effroit ne peut que m'être salutaire. cher Albert, si tu étais près de moi maintenant, avec quelle avidité j'écouterais tes conseils! [p. 44] avec quelle docilité je me confierais en ta sagesse! O mon ange gardien! pourquoi me suis-je éloignée de toi?

Je ne suis point encore sortie de ma chambre d'aujourd'hui; cependant le château est plein de monde; il y aura grand bal ce soir; mon oncle aime que je préside à tout, et n'approuve que ce que j'ordonne. Pour l'obliger et me distraire, je vais m'occuper de tous ces préparatifs, et rassembler autour de moi tous les objets qui pourront écarter une unique pensée.


1 Cette lettre d'Amélie a été supprimée.


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