Amélie Mansfield[Volume II, pp. 60 - 63] LETTRE XLV[p. 60] Ce matin, agitée et mécontente de moi, je suis descendue de bonne heure sur le bord du lac, j'ai côtoyé long-tems les rives de cette magnifique pièce d'eau: peu à peu le charme d'une belle matinée, le frémissement harmonieux des feuilles et du mouvement des flots, la fraîcheur de l'air, le concert des oiseaux, ont réussi, mieux que mes réflexions, à appaiser le tumulte de mes esprits, tant il semble qu'il y ait, dans l'air du matin, une sorte d'allégresse qui pénètre jusqu'au fond du coeur pour l'égayer s'il est tranquille, et le [p. 61] calmer s'il est souffrant. Vers l'heure du déjeuner, mon oncle est venu me joindre avec M. Semler pour me ramener à la maison. Bientôt je suis retombée dans un accablement qui a frappé tout le monde, et j'ai fui dans ma chambre des regards curieux qui me fatiguaient, et surtout des regards trop tendres qui portaient le trouble dans tout mon être. O mon frère! ceci finira mal pour moi; ce n'est plus cette faible préférence que m'inspira jadis M. Mansfield: c'est un sentiment dévorant qui m'égare, m'embrase, qui, dans tout l'univers, ne me laissant voir qu'un seul objet et désirer qu'un seul bien, me fera mourrir s'il s'éloigne, et lui appartenir s'il demeure . . . . Lui appartenir! qu'ai-je dit? sais-je s'il voudrait s'enchaîner? sais-je seulement s'il est libre de le faire? et quand cela serait, y voudrais-je consentir? puis-je oublier la haine qu'il a pour mon fils? Quoi! je donnerais pour père à Eugène un homme qui le déteste . . . . [p. 62] Non, Albert, non, M. Semler ne sera jamais rien pour moi . . . . Rien, ai-je dit? insensée! quand il occupe, qu'il domine toutes tes pensées, que tu es entièrement sous sa puissance, oses-tu assurer qu'il ne sera jamais rien pour toi? faible créature, qui n'a pas eu la force de te défendre contre l'amour, pourras-tu seulement en renfermer le secret dans ton sein? et si tu laisses voir ta tendresse, que te restera-t-il pour résister à ses désirs? Est-ce à ta force que tu te confieras? malheureuse! vois ce qu'elle est devenue! Est-ce sa générosité que tu imploreras? iras-tu à ses pieds, les mains jointes, la honte sur le front, le conjurer de t'épargner? Mais comment espères-tu qu'il respectera celle qui ne se respecte plus? peut-être aura-t-il pitié de toi, et souscrira-t-il à ta prière, parce que tu ne lui sembleras plus digne de son amour? O déchirante et cruelle pensée! ô mon Dieu! ô mon frère! prêtez-moi des forces pour lui résister, afin qu'il [p. 63] m'aime encore: que la vertu me deviendra facile et me sera chère, si elle peut me servir à être toujours aimée! . . . . O Albert! ne me regarde pas ainsi; mon frère, aie compassion de ta soeur; elle ne se dissimule pas ses fautes; elle prévoit tous tes reproches; elle voudrait être digne de toi, elle ne le peut plus: une force inconnue l'entraîne, un esprit de vertige et d'erreur semble répandu autour d'elle; n'est-elle pas prête à donner sa main et à livrer son sort, sa volonté et sa vie à l'ennemi de son enfant. |