Amélie Mansfield[Volume II, pp. 73 - 81] LETTRE XLIX[p. 73] Ecoutez, mon ami, maintenant les représentations et les reproches seraient inutiles, mon parti est pris: je serai à Amélie, ou je ne serai jamais à personne [p. 74]; non, je ne tromperai pas sa confiance, je ne tromperai pas son amour: je l'ai juré; en vain toutes les puissances de la terre, orgueil, devoir, mère, amitié se ligueraient pour me faire enfreindre mon serment, mon coeur sera plus fort qu'elles et demeurera fidèle à Amélie. Je vous écrivais, avant-hier, que j'étais décidé à partir la nuit même; de tout le jour je ne chancelai point dans ma résolution; mais il y avait apparemment sur ma physionomie, une telle empreinte de douleur, qu'elle ne put échapper à Amélie. Après le dîner, M. Grandson fut dormir comme à son ordinaire; et les dames, couchées sur des lits de repos, écoutaient une lecture que leur faisait M. Watelin. Vous croyez bien qu'avec les projets qui m'occupaient, je n'étais pas en état de prendre part à ce plaisir. Je fus m'asseoir contre une fenêtre à l'autre bout de l'appartement; et là, ma tête appuyée sur mes deux mains, je me perdis dans une foule de réflexions qui [p. 75] m'ôtèrent jusqu'au sentiment de ce qui se passait autour de moi: je n'entendais plus aucun bruit, je ne savais où j'étais, et j'ignore combien de tems je serais resté dans cet état, si la voix d'Amélie n'était venue m'en arracher. "Qu'avez- vous donc? m'a-t-elle dit avec douceur." J'ai levé la tête brusquement, je l'ai regardée sans lui répondre. "Mon Dieu! qu'avez-vous? a-t-elle répété d'un air inquiet; vous êtes agité par quelque chose d'extraordinaire? quels funestes projets méditez-vous?" Ma tête est retombée entre mes mains: pour l'empire du monde je n'aurais pu articuler un seul mot. Amélie a gardé le silence; elle est demeurée debout auprès de moi; j'ai entendu qu'elle pleurait; j'ai senti ses larmes tomber sur mes mains; j'ai envié son sort: une seule larme m'eût fait tant de bien! M. Grandson est entré. "Qui est-ce qui part? a-t-il dit en s'adressant aux dames et à M. Watelin, qui étaient à l'autre extrémité du [p. 76] salon; je viens de voir une malle qu'on emporte: il y a parmi nous un coupable. -- "J'en étais sûre, a dit Amélie d'une voix étouffée." Et puis un instant après, elle a ajouté en se penchant vers moi: "Je ne sais quel jour vous avez fixé, mais il est impossible que vous songiez à partir sans nous dire adieu." En finissant ces mots, il lui est échappé un sanglot, et craignant sans doute de se trahir en parlant davantage, elle est sortie précipitamment de la chambre. Je suis resté dans l'incertitude. "Quel parti prendre? me demandais-je à moi-même; partirai-je en effet sans lui dire adieu? Elle dit que c'est impossible: il est donc impossible que ce soit bien; j'avais cru cette résolution-là meilleure; mais elle ne l'est pas, puisqu'Amélie la blâme. Cependant, si elle savait qui je suis, quel devoir m'appelle, quelle séduction m'arrête et quel danger elle court, ne serait-elle pas la première à fuir, à [p. 77] fuir avec horreur sans daigner me jeter un seul, un dernier regard? . . . . Il faut la prévenir, il faut faire ce qu'elle ferait à ma place . . . . " M. Grandson m'a appelé, et m'a dit quelques mots; je n'ai rien entendu; j'ai quitté la chambre sans lui répondre; je suis descendu au bord du lac; j'y ai promené mes rêveries jusqu'à la nuit sans avoir pu résoudre à quoi je m'arrêterais, lorsqu'enfin, poussé par une fatalité, ou plutôt par un dieu bienfaisant, je me suis avancé vers un enfoncement où quelques roches sauvages forment une retraite propre à la méditation. Amélie était là; j'ai voulu me retirer; elle a tourné la tête; je suis resté. "Eh bien! me suis-je dit, n'ai je pas décidé tout à l'heure qu'il y aurait de l'ingratitude à partir sans lui dire adieu? Voyons, sachons résister à la séduction, soyons le digne ami d'Adolphe, songeons que ma mère me regarde. J'ai fait quelques pas en avant; elle est restée assise et n'a rien [p. 78] dit; je me suis appuyé sur la roche debout et en silence. La nature était dans un calme parfait; on n'entendait que le doux frémissement des vagues, et dans le lointain, le bruit monotone des rames et le chant de bateliers: tout cela formait un concert mélancolique, qui affaiblissait malgré moi les forces dont je cherchais à m'armer pour prononcer ce mot terrible d'adieu. A la fin, craignant que ma résolution ne m'abandonnât, j'ai fait un effort, et baissant la tête vers elle, je lui ai dit d'une voix étouffée: "Amélie, le moment est venu, il faut vous quitter; c'est demain . . . . . . " Je n'ai pas pu achever. Elle est demeurée immobile. La lune jetait assez de clarté pour que je ne perdisse aucun de ses mouvemens; j'ai vu qu'elle pâlissait; des larmes abondantes sont tombées sur son sein; sa poitrine s'est oppressée; mais elle n'a pas essayé de me répondre. "Amélie, lui ai-je dit, si vous ne voulez pas me parler, donnez-moi du moins votre [p. 79] main; que ce dernier signe d'amitié -- " Elle me l'a donnée; elle était froide et mouillée de ses pleures. "Oh! 's'il était vrai qu'elle m'aimât! me suis-je écrié hors de moi, quelle puissance pourrait m'arracher d'ici? . . . S'il était vrai, a-t-elle interrompu douloureusement en élevant son autre main vers le ciel; il le demande." A ces mots, je suis tombé à ses pieds, et j'ai juré de ne pas partir. Adolphe, aimé d'Amélie! je ne pourrai jamais recevoir la main d'une autre femme; cependant je n'unirai pas mon sort au sien, malgré la volonté de ma mère; ne suis-je pas sur qu'elle-même ny consentirait pas! Oh! quelle serait sa douleur si, en me nommant à elle, je lui avais montré les obstacles qui nous séparent! Douce et adorée créature! te ne le sauras ce nom fatal que quand, à force de prières, de combats et de persévérance, je pourrai, sans craindre de donner la mort à ma mère, venir ressaisir le trésor qui me [p. 80] fut destiné jadis. Croyez-vous, Adolphe, que ma mère ne se laissera pas fléchir par mon désespoir? Une illustre alliance la touchera-t-elle plus que la conversation de son fils, et peut-il y a avoir pour sa tendresse quelque chose de plus affreux que de craindre ma mort? Quand elle me verra à ses pieds, suppliant, désolé, lui demander Amélie, mon Amélie, mon épouse, le seul bien dont mon coeur soit jaloux, la seule femme qui existe pour moi sur la terre; quand elle, sera sûre que de son consentement dépend non-seulement mon bonheur, mais ma vie, elle de qui je la tiens, aura-t-elle la barbarie de me l'arracher? Non, je ne puis le croire, elle s'attendrira; cette Amélie qui lui fut si chère reprendra tous ses droits sur son coeur: elle oubliera son mariage; je l'ai bien oublié, moi: quels prodiges ne ferait point cette femme angélique! Que peut-il y avoir d'impossible pour elle, et quel coeur pourrait se défendre de l'aimer? Ma mère, j'en suis sûr, ne [p. 81] la hait pas plus que je ne la haïssais moi-même; et cependant vous voyez comme elle s'est jouée de ma vengeance, comme elle a dompté ma colère, vaincu mon orgueil, et comme je suis, prêt enfin à adopter pour mon fils, le fils de M. Mansfield? |