Amélie Mansfield[Volume II, pp. 87 - 90] LETTRE LI[p. 87] Voici une lettre de votre mère que j'ai trouvée en arrivant ici; sans doute elle vous croit déjà sur la route de Dresde: elle m'en écrit une où elle me [p. 88] paraît inquiète de votre silence et de celui que je garde quand elle me parle de vous. Que puis-je lui répondre? sinon: "Votre fils est en démence, et sur le point de devenir criminel, si j'osais tenter de l'arracher à sa folie." Vous regarderiez, dites-vous, comme un bienfait du ciel qu'il vous ôtât le peu de raison qui vous reste: malheureux! que peux-tu lui demander encore? crois-tu avoir rien à perdre? Je ne vous écris point, parce que je n'entends pas plus votre langue que je ne comprends votre état: si ce délire perpétuel, si ces menaces que vous m'osez faire, si ces mouvemens désordonnés, effroyables qui vous portent à noyer vote maîtresse et à maudire votre mère, sont les effets de l'amour, combien vous augmentez le mépris que m'a toujours inspiré cette odieuse frénésie! Je vais partir sans vous: pourquoi vous attendrais-je? que puis-je espérer encore? Ernest n'est-il pas perdu pour [p. 89] moi? Non, je n'ai plus d'ami: le vil esclave des passions ne saurait être le mien. Demain je quitte Constance pour me rendre en droiture chez Madamde de Simmeren, et voir ma mère pour la première fois de ma vie: c'est là qu'il me faudra demander la bénédiction de celle dont la faiblesse m'a dévoué à l'opprobre: Oh! quelle rude épreuve de se trouver ainsi placé enter la nature et l'honneur, et d'être forcé de sacrifier l'un des deux! Honneur! toi qui depuis mon enfance m'a tenu lieu de naissance, de parens, de richese, me laisseras-tu fléchir le genou devant celle qui t'outragea? mais en m'y refusant, je ferais rougir le front de ma mère, et la nature en frèmirait. Voilà donc le moment du combat arrivé, et Ernest me laisse seul: vaine et stérile amitié! où sont maintenant tes devoirs, ta foi, ton dévouement? une ivresse d'un instant a tout effacé, tout détruit: fantôme imposteur! insensé l'homme qui place [p. 90] son bonheur sur toi, qui le place dans le coeur d'aucun autre homme! Eh bien! puisque tout m'abandonne, je saurai me suffire à moi-même, et remplir courageusement ma destinée en luttant seul contre l'adversité: n'ai je pas été jeté seul dans le monde? |