Amélie Mansfield[Volume II, pp. 121 - 126] LETTRE LIV [Continuation III][p. 121] Ou je l'épouserai sous mon nom, ou sous celui que j'ai pris: si je déclare qui je suis, je perds Amélie sans retour; jamais elle ne consentira à rentrer, par un mariage clandestin, dans une famille qui la hait et la méprise; M. Grandson me verra avec horreur; la certitude que j'ai fléchir ma mère, il me sera impossible de la leur faire partager, et moi-même alors je ne l'aurai plus; avoir irrévocablement conclu sans avoir seulement tenté d'obtenir [p. 122] l'aveu de Madame de Woldemar, sans l'avoir frappée des conséquences de son refus, serait un crime qu'elle ne me pardonnerait pas même à l'heure de sa mort. Si je conserve on faux nom, j'irai donc tromper, jusq'aux pieds des autels, la femme que je respecte, que j'idolâtre; elle me croira son époux, et je ne serai qu'un vil séducteur; elle se reposera avec confiance sur un titre sacré, et ce titre sera un parjure . . D'ailleurs, ma mère ne ferait-elle pas casser sur-le-champ ce mariage dont la nullité ne pourrait se contester? Je la connais, l'éclat d'une pareille démarche ne l'arrêterait pas plus que mes prières; elle en mourrait peut-être, mais elle serait inflexible; et Amélie me pardonnerait-elle de l'avoir déshonorée? et moi-même, me pardonnerais-je jamais ma trahison et la mort de ma mère? . . . . "Vous balancez, Monsieur, m'a dit M. Grandson d'une voix altérée et en me secourant le bras; lorsque c'est un [p. 123] père qui lui-même vous offre sa fille, le premier trésor de la terre? -- Non, Monsieur, ai-je répondu d'un ton ferme, je ne balance pas; et vous, Amélie, vous que j'aime au-delà de ce que je croyais pouvoir jamais aimer, vous près de qui j'oublie depuis long-tems les devoirs sacrés qui m'appellent, ah! si vous saviez de quel prix vous êtes pour moi, vous applaudiriez, j'en suis sûr au courage qui me force à déchirer mon propre coeur, en refusant le seul bien qu'il désire . . . . -- Je m'y attendais, a interrompu M. Grandson avec une fureur qu'il ne pouvait plus maîtriser, il vous refuse. J'ai voulu voir jusqu'à quel excès il pousserait l'outrage . . . . . . Moi, livrer mon Amélie, mon précieux enfant en de pareilles mains! Que Dieu me punisse d'en avoir eu seulement la pensée! . . . . Et vous êtes encore là? et vous croyez que je vous garderai un jour de plus dans ma masion? Sortez-en, malheureux, sortez-en à l'instant même. -- Amélie, ai-je dit, je n'ai recours [p. 124] qu'à vous; votre coeur me défendra quand tout conspire à m'accuser: il aime la vertu, il y croit, il vous dira qu'elle seule a pu l'emporter sur vous. -- S'il est ainsi, Henry, je vous pardonne, a-t-elle répondu toute en larmes, et je ne m'offense point de votre refus; mais si la vertu vous ordonnait depuis long-tems de vous arracher à mon amour, pourquoi vous êtes-vous fait aimer?" A ce reproche si doux, si tendre, et qui m'a pénétré jusqu'au fond de l'âme, j'ai voulu presser l'ange entre mes bras; mais M.Grandson s'est mis au-devant de moi, et me poussant rudement vers la porte: "Faut-il vous dire une seconde fois de sortir d'ici, Monsieur, et me forcerez-vous à appeler mes gens, et à vous faire traiter par eux, comme le mérite le plus vil des fourbes. -- Monsieur, ai-je repris vivement, prenez garde à ce que vous dites, et surtout à ce que vous ferez: je n'endurerai pas impunément un affront. -- O Henry! s'est [p. 125] écriée Amélie en s'élançant vers moi, retirez-vous sur-le-champ, et respectez mon oncle: c'est le seul prix que je vous demande du mal que vous m'avez fait." En finissant ces mots, ses forces l'ont abandonnée, et elle est tombée presque évanouie sur un fauteuil; son oncle, effrayé, a tiré toutes les sonnettes de l'appartement . . . . "Elle va mourir, disait-il, vous allez faire mourir Amélie, et je veux vois encore devant mes yeux: sortez d'ici, ou je vous en fait arracher avec violence, et je donnerai de tels ordres, que jamais on ne vous laissera remettre le pied dans ma maison." Amélie m'a fait signe d'obéir; je me suis approché d'elle; alors elle a soulevé sa tête. "Eloignez-vous, je vous en conjure, m'a-t-elle dit d'une voix faible; cette dispute me fera mourir: je promets de vous écrire avant votre départ. -- Je céde à cette promesse et à votre volonté, Amélie; je n'obéis qu'à vous. Adieu, ai-je ajouté en pressant sa main sur mon [p. 126] front, sur mes lèvres, sur mon coeur, adieu, Amélie; je remets au tems le soin de ma justification: elle sera prompte, elle sera complète." Alors j'ai quitté la chambre, l'âme brisée d'une douleur qu'aucune expression ne peut rendre; je me suis retiré dans cette grotte témoin du premier aveu d'Amélie, et alors d'une félicité sans exemple. Je lui ai écrit, elle ne m'a point répondu; je lui demande un rendez-vous, elle ne paraît pas. Si elle demeure inflexible, si dans quelques minutes elle n'est pas ici, je le lui ai dit, je vais chez elle: si elle partage la colère de son oncle, et qu'elle refuse de me voir, je forcerai sa porte, je pénétrerai jusqu'à son appartement; et si elle me dit qu'elle a cessé de m'aimer . . n'attendez plus aucune nouvelle de moi, Adolphe, et allez consoler ma mère. |