Amélie Mansfield[Volume II, pp. 143 - 147] LETTRE LVIII[p. 143] Il est vrai, je t'appartiens; la coupable Amélie est à toi. Mais, quels que soient tes droits sur moi, faut-il t'obéir quand tu m'ordonnes de délaisser mon oncle dans sa vieillesse, d'empoisonner la vie d'Albert pour prix de tous ses bienfaits; d'abandonner mon enfant ou de l'envelopper dans mon exil; enfin, de mériter de ta mère [p. 144] l'éternel reproche de l'avoir privée de son fils? Est-ce là ce que tu demandes? est-ce là ce que tu veux? Oh! jamais je n'y pourrai consentir; et, quelles qu'en soient les suites, dussé-je en mourir, non, Adophe, non, je ne fuirai point avec toi. Et pourquoi désespérions-nous d'être heureux? Si j'ai pensé expirer quand tu a prononcé ton nom, c'est qu'il m'a semblé entendre retentir celui de Woldemar; ton amitié pour Ernest, les obligations qui t'attachent à sa mère, m'ont seules frappée dans le premier moment; et en voyant mon sort dépendre de cette famille, j'ai cru voir la mort devant moi. Cependant, autant qu'il m'est possible de réfléchir dans le trouble où je suis, le consentement de Madame de Simmeren ne me paraît pas impossible à obtenir; je me souviens de l'amitié qu'elle m'a montrée à mon passage en Souabe, il y a près d'un an, et de la proposition qu'elle me fit de me garder [p. 145] toujours chez elle. Si le seul intérêt que je pus lui inspirer dans une si courte visite l'avait disposée à braver pour moi le courroux de Madame de Woldemar, comment n'aura-t-elle pas le même courage, lorsqu'il s'agira du bonheur de son fils! Et ta naissance, Adolphe, dont je ne te parlerais pas si elle ne me présentait de nouveaux motifs d'espoir; ta naissance qui te condamne à l'obscurité, ne rendra-t-elle pas Madame de Woldemar moins implacable, et ta mère plus indulgente? Mais c'est ta mère seule qui m'occupe: Madame de Woldemar, qu'aucune puissance humaine ne pourrait fléchir en ma faveur, n'a heureusement d'autre pouvoir sur toi que celui que ta reconnaissance consent à lui donner, et tu ne lui accorderas certainement pas celui de disposer de notre sort. Eh quoi! mon Adolphe, lorsque pour être heureux nous n'avons, sans doute, que des instances à faire, des délais à souffrir [p. 146], plutôt que de t'y résigner, tu voudrais fuir ta patrie, abandonnner ta mère, et violer ainsi tous les devoirs? . . . . O mon Adolphe! dans l'abîme où l'amour m'a plongée, tu t'étonneras peut-être de m'entendre encore parler de devoirs; mais écoute: si j'ai pu les trahir pour toi, je ne me résoudrai jamais à te les voir méconnaître; et du moins, en manquant à la vertu, je n'aurai fait de tort qu'à moi. S'il se pouvait que ta mère s'opposât à notre union, si je croyais déchirer son coeur en te prenant pour époux, jamais, Adolphe, jamais je ne te permettrais de braver son autorité . . . . Je ne sais alors quel serait mon sort; sans doute je n'aurais pas long-tems à souffrir; mais le morte est un bien moindre malheur que les reproches et les larmes d'une mère . . . . Cependant, mon Adolphe, ne nous laissons point égarer par de fausses alarmes; je connais trop Madame de Simmeren, pour n'être pas assurée qu'elle nous donnera son aveu, et nous [p. 147] le donnera même avec joie. Pars donc, vole auprès d'elle, va lui demander la vie de ton Amélie: hâte-toi, hâte-toi; chaque instant de retard me sépare de celui où tu me reviendras. Peut-être as-tu mal fait de me tromper si long-tems; mais je ne te reproche rien. Assurément, si j'avais su qu'un lien quelconque t'unit à l'odieuse famille des Woldemar, je t'aurais fui, et je serais encore innocente; tu ne t'es nommé que lorsqu'il n'était plus tems de rompre nos noeuds; tu as bien fait, tu m'as épargné l'horrible douleur de m'efforcer de renoncer à toi. Maintenant, ce n'est pas seulement, mon bonheur, c'est mon devoir de te livrer toute mon existence: hâte-toi donc, je te le répète; va chercher l'aveu qui doit assurer notre félicité, et modère tes inquiétudes sur ma douleur. Tu m'aimes, je t'ai rendu heureux, sois tranquille; avec cette idée, mon coeur n'a ni remords ni larmes. |