Amélie Mansfield[Volume II, pp. 157 - 159] LETTRE LXII[p. 157] Je fais arrêter un moment; je ne puis passer tout un jour sans t'écrire. Il a donc fallu partir sans te revoir, sans te presser sur ce coeur que tu embrases; il a fallu partir . . . . . . . . Je suis resté accablé dans cette voiture qui m'entraînait loin de toi; un nuage épais était sur ma vue, un froid mortel avait glacé mon sang; toi-même tu ne peux concevoir mon désespoir. Et si je n'étais pas sûr, sûr comme je t'aime, de revenir près de toi avant peu, ni la [p. 158] foudre du ciel, ni les malédictions d'une bienfaitrice, ni l'autorité la plus sacrée, n'auraient pu m'arracher de tes bras. Ecoute, Amélie, peut-être as-tu bien fait de t'opposer à notre fuite: avant de prendre un pareil parti, il faut avoir tenté tous les moyens de l'éviter; avant de se soustraire au pouvoir d'une mère, il faut s'être efforcé de la fléchir . . . . . . Mais si elle demeurait inflexible, si mes prières ne la touchaient pas, oserais-tu dire alors que mon devoir serait d'obéir? Quoi! pour me soumettre à une volonté tyrannique, j'abandonnerais mon épouse! je la livrerais au déshonneur! je paierais ainsi les biens que j'ai reçus d'elle! je dévouerais le reste de nos jours à l'ignominie et au désespoir! Amélie, quelles sont donc ces horribles vertus? Apprends-moi, si tu le peux, comment je pourrais violer les plus saints droits de l'amour et de l'honneur, sans devenir le plus criminel des hommes? Tu crains moins la mort, [p. 159] dis-tu, que les larmes de ma mère? Mais es-tu libre de mourir? ne m'appartiens-tu pas? d'ailleurs, ta morte n'entraînerait-elle pas la mienne? veux-tu aussi disposer de ma vie? . . . . Ah! ma vie! elle est à toi, sans doute; mais crois-tu que ces larmes de ma mère, dont tu es si effrayée, couleraient moins pour la mort que pour la fuite de son fils? Prends garde, Amélie, de vouloir pousser la générosité, l'oubli de toi- même jusqu'à un excès condamnable. J'emploierai sans doute tout ce que le coeur d'un fils a de puissance sur celui d'une mère: si je ne réussis pas, tu seras convaincue qu'il n'y a aucun moyen de succès. Alors, Amélie, soumets-toi à ta destinée; je dis plus, soumets-toi à ton devoir qui t'ordonne de me suivre partout où je voudrai te conduire. Je te déclare donc que, si mes sollicitations sont sans effet, je reviens te chercher, t'entraîner aux pieds des autels, fuir avec toi ou m'immoler à tes yeux. |