Amélie Mansfield[Volume II, pp. 164 - 168] LETTRE LXV[p. 164] Je reçois tes trois lettres à la fois; l'amour qu'elles contiennent ne peut dissiper l'effroi qu'elles m'inspirent. L'aveu de ta mère dépendrait de Madame de Woldemar! Ah! malheureux! qu'oses-tu dire? s'il était vrai, quel serait mon espoir? La connais-tu, cette Madame de Woldemar? sais-tu combien elle me hait? sais-tu à quel point elle est implacable? sais-tu que si le Baron de Geysa, ému par les prières de Blanche, n'eût refusé de l'aider dans ses projets, elle m'eût traduite comme une criminelle devant les tribunaux, elle eût tenté de me faire chasser avec ignominie de mon pays, que peut-être même elle eût attaqué ma vie? Et c'est cette femme que tu prétends attendrir! [p. 165] c'est elle qui serait l'arbitre de ma destinée! Ah! si je pouvais avoir un tel malheur à craindre, je n'attendrais pas sa décision pour disposer de moi, et avant qu'elle pût apprendre qu'elle est maîtresse de mon sort, il ne serait déjà plus en son pouvoir . . . . Mais, Adolphe, pourquoi nous tourmenter d'une si terrible et si vaine frayeur? Non, nous ne dépendons point de Madame de Woldemar; sois sûr que ta mère la connaît trop bien pour vouloir se soumettre à elle dans une circonstance qui intéresse et ton bonheur et ta vie. Ecoute: tu n'as jamais vécu près de Madame de Simmeren: tu la crois faible, peut-être, et entièrement subjuguée par les obligations qui l'attachent à Madame de Woldemar: tu la juges mal; elle saura accorder ce qu'elle doit à la bienfaitrice de son fils, avec ce qu'elle doit à son fils lui-même. As-tu donc oublié ce que je t'ai dit dans ma dernière lettre? Quand tu sais que, pour me garder près d'elle, Madame de Simmeren consentait [p. 166] à braver le courroux de son altière parente, et à sacrifier tout ce que son crédit pouvait lui faire obtenir pour toi, comment peut-il te rester quelques craintes sur ses dispositions; comment cet article de ma lettre ne t'a-t-il fait aucune impression? pourquoi n'y réponds-tu pas? Mais si c'était toi-même que tu redoutasses; si l'amitié d'Ernest, les bienfaits de sa mère étaient les seuls obstacles . . . . si tu n'osais les offenser; quoi! tu n'aurais point de courage contre eux, quand tu avais celui d'abandonnner ta mère? ta reconnaissance aurait plus d'empire que la piété filiale? . . . . Mais, que dis-je? et où vais-je m'égarer? O mon Adolphe! pardonne: je puis craindre tous les malheurs, sans doute, hors celui d'avoir un reproche à faire à ton coeur . . . . Cependant, parle-moi avec sincérité, ne me caches-tu rien? cette frayeur si vive que t'inspire Madame de Woldemar n'a-t-elle pas un motif que j'ignore? peut-être ta mère a pris avec [p. 167] elle quelqu'engagement secret pour toi? peut-être ta main est-elle promise? peut-être as-tu fait toi-même un serment dont Madame de Woldemar a seule la droit de te dégager? Ah! par pitié, tire-moi d'un doute qui me tue . . tu ne peux concevoir ma dévorante anxiété . . . . Quoi! ma vie, mon honneur, notre hymen dépendraient de Madame de Woldemar? O Adolphe! je t'en conjure, hâte-toi de me délivrer de cette pensée; elle me poursuit, me déchire; et ce qui me porte le dernier coup, c'est que je me sens assez coupable pour avoir mérité ce malheur . . . . Te le dirai-je, Adolphe, depuis tes dernières lettres, il me semble dans mes songes voir Madame de Woldemar te parler de moi avec mépris, me peindre comme une criminelle . . . . Hélas! oui, je le suis, tu ne peux le nier; j'ai perdu l'heureux droit de pouvoir compter sur toi; j'ai perdu l'estime de moi-même, et Madame de Woldemar en [p. 168] prononçant mon nom avec dédain, ne pourra être démentie par ton coeur . . . . J'ai été interrompue par mon oncle: à mes larmes, surtout à mon agitation, il soupçonne notre correspondance, et il en est désolé. Je m'étonne qu'autant d'aversion puisse entrer dans un si bon coeur; mais avoir trompé sa confiance! avoir refusé ma main! . . "Non, jamais, me disait-il tout à l'heure, jamais je ne pourrai lui pardonner." Il me questionne, je dissimule; je dissimule, et il me croit. Que je suis humiliée quand je le vois ajouter foi à mes feintes excuses! qu'il est affreux d'en imposer à un coeur qui se fie à nous! et, si j'en juge par ce que j'éprouve, que tu as dû souffrir, Adolphe, en me trompant aussi long-tems! Adresse tes lettres chez moi oncle: nous partons demain. |