Amélie Mansfield[Volume II, pp. 185 - 198] LETTRE LXX[p. 185] Je viens vous demander encore un service, et ce sera le dernier; mais si vous fûtes jamais mon ami, quoi qu'il vous en coûte, il faut me le rendre: c'est de faire mettre à la poste de [p. 186] Kempten la lettre ci-jointe pour Amélie, afin qu'elle ignore, pendant quelques jours encore, que c'est en Saxe que je suis; sa vie, et la mienne peut-être, dépendent de cette prolongation. Voyez si votre vertu croira mieux faire en immolant deux victimes qu'en les sauvant par cet innocent artifice. Votre parti est pris, Adolphe, et la mien aussi; Amélie sera ma femme en dépit de toutes les puissances de la terre; je le jure au ciel, à vous; et, dès demain, je le jurerai à ma mère elle-même, dût sa malédiction tomber sur ma tête, et me poursuivre jusque dans la tombe. Je suis résolu à tout: il ne peut plus y avoir d'indécision pour celui qui ne voit dans la vie, d'un côté, qu'une félicité sans borne, de l'autre qu'un désespoir sans remède: point d'intervalle entre eux; tout ce qui le remplit ordinairement, sentimens doux, occupations utiles, distractions agréables, tout cela n'est rien pour moi: il me faut atteindre au faîte du [p. 187] bonheur ou tomber dans l'abîme: il me faut Amélie ou la mort. Si je n'avais trouvé ma mère dans un état de santé alarmant, j'aurais déjà parlé. Elle était si faible, quand je suis arrivé, qu'elle gardait le lit; et ma vue lui a causé tant d'emotion que, pendant deux jours, à tout moment elle était prête à s'évanouir: maintenant elle est un peu mieux; mais, pour l'intérêt même de mon amour, je dois attendre pour m'expliquer qu'elle soit en état de m'écouter tranquillement. Je vois qu'elle n'ose me faire part de ses projets; et, soit qu'elle pressente ma résistance, soit qu'elle soupçonne la vérité, depuis mon retour, elle évite avec soin toutes les questions qui pourraient amener une ouverture. Croiriez-vous qu'elle ne m'a pas demandé une seule fois la cause de mes délais et de mon silence? Elle affecte de ne m'entretenir que de voyages, d'affaires et d'espérances d'avancement à la cour; je lui réponds à peine, et j'ai l'air si triste, [p. 188] si malheureux, qu'assurément sa tendresse devrait s'en alarmer, si son ambition ne s'en inquiétait pas. Deux fois cependant j'ai tenté de lui faire entendre ma peine mais indirectement; et sa santé en a été si visiblement altérée, que je n'ai pas osé continuer. Peu de jours après mon arrivée, nous avions eu ici un grand dîner de famille, où j'avais vu Blanche pour la première fois. Le soir, quand je fus senti avec ma mère, elle me demanda comment j'avais trouvé ma cousine? "Charmante! lui dis-je; il est difficult d'être plus jolie. -- Et ce motif vous engagera-t-il à la forcer de vous donner sa main? vous savez que vous en êtes le maître. -- Non, Madame, je ne le suis pas; du moment que vous m'avez appris que Mademoiselle de Geysa était aimée du Comte Albert, et faisait son bonheur de lui appartenir, je n'ai pas dû croire qu'il me restât aucun droit sur elle. -- C'est penser noblement, mon fils, et j'étais assez sûre de vous à cet égard [p. 189] pour avoit fait, en votre absence, toutes les démarches qui pouvaient obtenir la cassation du testament de votre grandpère: l'Empereur seul en a le pouvoir, il en a la volonté, et ce n'est pas même la seule grâce qu'il soit disposé à vous accorder. -- Ah, ma mère! ai-je interrompu, je ne lui en demande aucune, et, pour être heureux, toutes ses faveurs me sont bien moins nécessaire qu'il ne me l'est d'être aimé de vous. Vous ne savez pas, ma mère, ai-je ajouté en baisant sa main avec la plus vive émotion, non, vous ne savez pas combien j'ai besoin de votre tendresse." Elle a retiré sa main et m'a répondu avec un peu de froideur: "La tendresse d'une mère d'Ernest, est un bien qu'il est difficule de perdre, même en cessant de le mériter; mais pour obtenir les bonnes grâces de son souverain, il faut s'en rendre digne et les aller solliciter. Aussi, mon projet est-il de vous accompagner à Vienne, dès que ma santé me le permettra; et [p. 190] plus d'une fois j'ai réfléchi que nous ferions peut-être bien de nous y fixer. -- Quoi! Madame, abandonner votre patrie! quitter le séjour de Dresde! -- Dresde, témoins de l'affront qu'une fille criminelle a fait à notre famille, m'est devenu depuis long-tems odieux; et, en m'éloignant du lieu où je l'endurai, j'espère que le souvenir m'en sera moins présent. -- Se peut-il, Madame, que le tems qui détruit tout, vous ait laissé votre haine, et que les malheurs d'Amélie? . . . -- Ernest, a-t-elle interrompu d'une voix altérée et en me serrant brusquement la main. Ernest, si vous respectez votre mère, gardez-vous de prononcer jamais un nom qui est pour elle une injure; et, s'il était possible que nous pensassions différemment sur ce point, laissez-le moi toujours ignorer, afin que je puisse continuer à vous aimer et à vous estimer encore." La véhémence avec laquelle elle avait prononcé ces mots ayant épuisé ses forces, elle est tombée pâle et abattue sur le [p. 191] dos du canapé où elle était assise: je l'ai soutenue dans mes bras, je lui ai fait respirer des sels; elle m'a prié d'appeler ses femmes et de me retirer; je l'ai fait. Depuis ce jour, il n'a plus été question d'Amélie, ce nom chéri qui occupe seule ma pensée et remplit tout mon coeur, ce nom chéri n'a pas été une seule fois sur mes lèvres. Hier seulement, ma mère s'étant trouvée un peu mieux, elle a consenti à aller passer la journée à Dresde, chez M. de Geysa. Pendant tout le dîner, j'avais été morne et silencieux: vers le soir, tandis que chacun était au jeu, et que, la tête penchée sur mes mains, je rêvais au coin de la cheminée, Blanche s'est approchée de moi; elle a posé sa main sur mon bras, et me regardant avec douceur: "Mon cousin, m'a-t-elle dit, vous avez l'air bien malheureux; si je ne me trompe, vous regrettez quelqu'un, et vous n'avez pas eu besoin d'un effort extraordinaire pour me rendre ma liberté." J'ai levé les [p. 192] yeux sur l'aimable fille: un mélange d'attendrissement et de gaîté embellissaît sa physionomie. "Oui, ma cousine, lui ai-je répondu, mon coeur est plein de tristesse. -- De tristesse seulement? a-t-elle ajouté avec un sourire fin. -- Ah! s'il n'était pas en proie à la plus violente passion, croyez-vous, Blanche, que j'eusse eu la force de céder sitôt mes droits sur vous? -- Il n'est pas question de moi, a-t-elle interrompu en rougissant; parlons de vous, mon cousin; votre état me touche: sans doute, vous n'espérez pas que votre choix convienne à ma tante." J'ai secoué tristement la tête. "Je vous plains, car vous ne la fléchirez pas. -- Il faudra donc mourir, ma cousine? -- Pauvre Ernest! vous m'affligez beaucoup, quel dommage que nous ne soyez pas revenue quelques années plutôt, avant que votre coeur fût engagé, quand Amélie était libre encore! vous l'eussiez aimée, sans doute; elle vous eût aimé, j'en suis [p. 193] sûre. -- Aimable Blanche! ah! oui, c'est bien dommage! Mais vous ne haïssez donc pas Amélie, vous? -- Moi, la haïr! la soeur d'Albert! -- Est-ce là son seul titre auprès de vous! -- Non, ses malheurs, ses vertus en sont de plus forts encore. -- Vous êtes bonne, vous êtes sensible, vous êtes la seule personne de la famille, Blanche, qui prendrez pitié de mon sort. Mais, dites-moi, savez-vous où est Amélie? -- Elle est en Suisse. Y vit-elle heureuse? -- Je ne sais; je n'ai de ses nouvelles que par Albert, et Albert est en Bohême. -- En Bohême? ai-je repris; je le croyais auprès de sa soeur. -- D'où le savez-vous? qui vous l'a dit? a-t-elle repris en rougissant prodigieusement." A cette question, j'ai vu qu'Albert avait fait un secret de son voyage; et, pour détourner Blanche de la vérité, je lui ai dit d'un air différent: "Personne ne m'en a parlé, et je ne saurais trop vous dire pourquoi je l'avais supposé. -- Avez-vous fait part de votre supposition [p. 194] à ma tante? -- Non; je n'en ai parlé qu'à vous. -- Vous me rassurez, car il est essentiel que toute notre famille ignore où est Albert: on le croit dans ses terres; si on le savait auprès de sa soeur, ma mère ne le lui pardonnerait pas. -- Mais, lui ai-je demandé, quel motif a pu l'engager à un si long voyage, au moment où son sort va se décider; est-il donc arrivé quelque malheur à Amélie? -- Vous êtes curieux, m'a-t-elle dit en me regardant d'un oeil pénétrant: qu'est-ce que cela vous fait? et quel intérêt y prenez-vous? -- Quoi donc! croyez-vous que je n'en prends aucun à Amélie? les liens du sang et ceux qui dûrent nous unir, peuvent-ils me laisser indifférent sur son sort? -- Je vois que nous nous trompions bien sur votre caractère, a-t-elle repris d'un air étonné: il promettait d'être fier et vindicatif; je le trouve doux et indulgent: quelle cause a produit ce changement? -- L'expérience, ma cousine, les conseils de l'amitié . . -- [p. 195] Ou plutôt l'amour, a-t-elle interrompu en souriant: avouez-le, Ernest, le mariage d'Amélie vous avait vivement irrité? Mais bientôt une passion violente, en remplissant votre âme, vous aura fait oublier un malheur qui me vous touchait plus. -- Il est vrai, ai-je répondu en soupirant, et vous avec deviné mon coeur; ce n'est que depuis qu'il aime que j'ai pardonné à Amélie. -- Mais, qui est-elle cette femme que vous aimez? -- Vous le saurez avant peu, ma cousine; je ne tarderai pas à m'ouvrir à ma mère. -- Je ne serai donc instruite qu'en même tems que le reste de la famile? vous ne voulez pas de Blanche pour votre confidente, pour votre amie?" Elle m'a fixé d'un air tendre, peut-être trop pour celle qui est destiné à Albert; mais, n'importe, son affection m'a touché. "Ah! lui ai-je dit en portant sa main à mes lèvres, qu'il me serait doux de vous confier tous mes secrets, et de sentir, en faisant de vous une amie, que, quoique destinés [p. 196] tous deux à d'autres liens, nous ne sommes pourtant pas entièrement perdus l'un pour l'autre! -- Ernest, s'est écriée ma mère, de l'autre bout de la chambre, je voudrais vous dire un mot. -- Je suis sûre que ma tante nous observe depuis long- tems, m'a dit Blanche, tout bas et en se contraignant pour ne pas éclater de rire; notre longue conversation l'a inquiétée, sans doute; elle croit que votre coeur est en danger auprès de moi: allez, allez vite dissiper son erreur." En parlant ainsi, elle a rejoint ses compagnes, et je me suis approché de ma mère. elle m'a prié de faire avertir ses gens, parce qu'elle voulait se retirer sur-le-champ; et aussitôt que nous avons été en voiture, elle m'a demandé si je croyais convenable, après avoir renoncé à mes droits sur Blanche, de paraître lui faire une cour assidue? "Il me semble, Madame, que le sang qui nous unit peut autoriser l'amitié enter nous. -- Non pas tant que votre cousine sera libre, Ernest [p. 197]; vous êtes trop jeunes tous deux pour vous livrer à l'amitié, avant que d'autres noeuds la retiennent dans les bornes qu'elle doit avoir. -- Ah, Madame! lui ai-je dit vivement, que je céderais volontiers à votre volonté sur ce point, et avec quelle ardente soumission vous me verriez souscrire à tous vos voeux, si vous consentiez à remplir un seul des miens! -- Ernest, a-t-elle repris d'un ton sévère, vous connaissez si bien le coeur de votre mère, que, s'il est un objet sur lequel vous doutiez de sa complaisance, c'est que vous sentez qu'elle ne doit pas en avoir, et que vous seriez peut-être coupable de lui en demander: au reste, je prévois assez que vous me préparez bien des chagrins, et qu'après avoir gémi si long-tems de votre absence, il me faudra gémir sur votre retour. Mais ce n'est point le moment d'entamer une pareille conversation, vous voyez que ma santé est trop faible encore pour la soutenir, et je vous prie, [p. 198] mon fils, d'attendre à cet égard que je vous interroge. |