Amélie Mansfield

[Volume II, pp. 208 - 217]

LETTRE LXXII



Ernest à Adolphe


Du château de Woldemar, 28 Juin à minuit.

[p. 208] Demain est le jour fixé pour m'expliquer avec ma mère; demain je connaîtrai monsort, et tout sera fini.

Ce moment doit être terrible aussi pour elle; car elle sait déjà que mon amour est au dessus de son pouvoir, et qu'Amélie en est l'objet.

Amélie! enfin j'ai osé prononcer son nom; enfin je me suis affranchi de l'insupportable contrainte où je vivais depuis mon retour; j'ai dit à ma mère que je n'aurais jamais d'autre épouse; et malgré sa colère et sa haine, depuis cet aveu, elle m'a encore nommé son fils, et m'a parlé avec tendresse . . . . Adolphe, peut-être parviendrai-je à la toucher: elle n'est point insensible; j'ai vu couler ses larmes, et jusque [p. 209] dans ses reproches, j'ai retrouvé le coeur d'une mère . . . . Je tomberai à ses pieds, j'invoquerai sa pitié, son amour . . mais ne l'ai je pas déjà fait? et vainement . . . . si ma mère me refuse, Adolphe, il faudra donc la fuit? Oui, plutôt que d'abandonner Amélie, je suis déterminé à la fuite; mais que ce parti m'eût semblé plus facile avant d'être revenu ici! Alors je me souvenais à peine de ma mère, j'avais presqu-oubliè ses traits, je ne venais pas de recevoir ses caresses, de l'entendre me nommer son enfant, son unique bien; cette sainte voix de nature ne retentissait pas dans mon coeur . . . . O mon Amélie! si je ne puis toucher ma mère, en m'envoyant ici, tu auras augmenté nos maux; mais, n'importe, je t'immolerai tout, et, en te faisant un pareil sacrifice, sans doute j'aurai mérité que tu m'en refuses aucun, et que tu n'hésites plus à me suivre . . . . Durant cette cruelle nuit qui précède peut-être un jour plus cruel encore, comment espérer [p. 210] un moment de repos? Ce n'est point à Amélie que je puis adresser le détail de mes combats avec ma mère: recevez-le donc, mon ami, et peut-être qu'un jour, quand je serai exilé loin d'elle, seule, dans sa vieillesse, en lisant le récit de ce que son ambition m'a fait souffrir, elle s'attendrira , et pardonnera à son fils, à son fils proscrit, errant dans les terres étrangères et portant partout le remords de l'avoir offensée.

Après avoir reçu votre dernière lettre, Adolphe, où vous exigiez qu'Amélie fût instruite de la vérité, je vis bien qu'en quelqu'état que fût ma mère, je ne pouvais plus différer à lui ouvrir mon coeur; je descendis le même jour auprès d'elle dans cette intention: je la trouvai un peu souffrante, elle me pria de lui donner le bras pour aller faire le tour de son parterrre, dans l'espoir que le grand air diminuerait l'oppression qui l'étouffait. Tourmenté du désir d'exécuter mon projet, et de l'obstacle que la santé de ma mère y opposait [p. 211] pour l'instant, je ne pouvais trouver une parole; elle-même gardait le silence; et tous deux, réveurs, distraits, nous marchions sans regarder de quel côté et sans calculer la distance.

Nous avions fait déjà une asez longue promenade, lorsque ma mère, en levant la tête, tressaillit tout à coup, et son visage devint tout en feu. "Qu-est-ce, lui dis-je? vous sentez-vous plus incommodée? -- Bon Dieu! s'écria-t-elle sans me répondre, est-ce là le zèle, est-ce là la soumission que je devais attendre d'un serviteur qui vit depuis trente années dans ma maison? Quoi! malgré mes ordres, ce bosquet subsiste encore! Guillaume m' désobéir, Guillaume m'a trompée; il en sera puni, et ne passer pas une nuit de plus chez moi. -- Ah! mon Dieu! repris- je effrayé de son désordre, qui peut vous faire autant haïr ce bosquet, et quel si grand crime Guillaume a-t-il commis en ne le détruisant pas?" Elle ma' regardé fixement" [p. 212]. Savez pourquoi ce tilleul fut planté, et quelles mains élevèrent ces arbustes? Non, je l'ignore, et . . . . -- Puissiez-vous l'ignorer toujours! interrompit-elle vivement; et demain, si je vis encore, il ne restera pas vestige de ce lieu abhorré." Comme elle parlait, elle aperçut, dans le fond du parc, Guillaume qui allait rejoindre quelques ouvriers: elle me fit signe de l'appeler. En s'approchant de ma mère, il parut interdit, consterné: "Guillaume, lui dit-elle du ton le plus sévère, vous voyez les reproches que j'ai à vous faire, et que, si je vous traitais comme vous le méritez, je vous chasserais à l'instant même: cependant, en considération de vos longs services, de votre âge et de votre famille, je puis vous faire grâce, pourvu que, devant moi, à la tête de ces ouvriers que je vois là-bas, vous abattiez sur-le-champ cet odieux bosquet." Le bon homme se mit à pleurer." Fut-il donc sortir de cette maison où je croyais mourir? -- [p. 213] Vous hésitez, Guillaume? -- Hélas! Madame, comment avoir le courage de détruire tout ce qui reste de ma jeune maîtresse? A ce nom, Adolphe, je ne doutai plus de ce que l'air de ma mère ne m'avait que trop fait soupçonner. "Qui donc a planté ce bosquet, Guillaume? demandai-je avec la plus vive émotion. -- Ah, Monsieur le comte! obtenez grâce pour lui, afin que ma jeune maîtresse n'ait pas dit vrai lorsqu'elle m'assurait ici, il y a un an que c'était la dernière fois qu'elle voyait son bosquet. -- Il y a un an? interrompit impétuesement ma mère. Qu'entends-je? Amélie est venue ici il y a un an! vous lui avez permis d'entrer chez moi! nous avons respiré le même air! la même terre nous a portées! "Guillaume est tombé à ses pieds; je m'y suis précipité aussi: elle nous a repousse tous deux. "Mon fils, m'a-t-elle dit, avec une agitation qui lui permettait à peine de parler, si vous comptez ma vie pour quelque chose [p. 214] ôtez de devant mes yeux, cet homme qui ose m'outrager au point de conserver une pareille affection à l'opprobre de notre maison." A ces terribles paroles, le bon vieillard fondit en larmes, son chagrin ne toucha point ma mère; elle lui fit signe de s'éloigner. "Du moins, ajouta-t-il en sanglotant, Madame la Baronne ne permettra-t-elle pas que je la soutienne jusqu'au château? elle est si fable! elle est si mal! -- Non, reprit-elle, je ne veux point de vos secours, mon fils me suffira . . . . allez . . . . " Il obéit. Je restai seule avec elle, je la tenais dans mes bras presqu'expirante; et cependant cette scène m'avait causé tant de douleur, que ne considérant plus rien, j'ouvrais la bouche pour déclarer à ma mère qu'Amélie était mon épouse; lorsqu'elle me prévint, en me disant d'une voix éteinte: "Oui, mon fils, tu me suffiras! mon fils! mon seul bien, mon unique consolation! . . . . viens mon Ernest, viens te presser sur le coeur de [p. 215] ta mère! et par ton respect et des caresses, en chasser le trouble et l'indignation." Je l'avoue, ces mots m'ôtèrent le courage de parler; et quand ma mère, toute en pleures, me couvrait de ses bénédictions, je ne pus me résoudre à choisir cet instant pour lui percer le sein: d'ailleurs nous ne restâmes pas long-tems seuls; Guillaume avait été jeter l'alarme dans le château, en disant que ma mère s'était trouvée mal dans le parc; tous ses gens accoururent à son secours; on la transporta dans son appartement; la nuit elle eut de l'agitation et de la fièvre. Inquiet de son état, j'envoyai au point du jour chercher son médecin à Dresde; il arriva à midi avec M. et Madame de Geysa et Blanche. Ma mère reposait alors; on me questionna sur la cause de son indisposition; je répondis, en m'efforçant de cacher mon trouble, que la veille, en se promenant dans ses jardins, elle avait été frappée par des souvenirs qui l'avaient violemment [p. 216] emue." "J'espère, me dit Blanche, avec beaucoup de vivacité, que vous ne l'avez pas conduite vers le bosquet d'Amélie? -- J'ignorais qu'il existât? . . . . Ah! si je l'avais su! . . . . -- C'est donc-là le motif, interrompit Madame de Geysa. Eh bien! Blanche vous voyez ce que vous avez gagné à nous empêcher d'instruire votre tante de la désobéissance de Guillaume; elle ne nous pardonnera pas de lui en avoir fait un mystère. -- Je me pardonnerais biens moins, reprit sa fille, de n'avoir pas préservé le plus long-tems possible tout ce qui nous reste de la pauvre Amélie." Ce mot, ce sentiment de Blanche, m'attendrirent à un tel point, que, pour cacher mes larmes, je portai mes deux mains sur mon visage. Blanche me dit alors: "Êtes-vous donc fâché, Ernest, que je ne haïsse pas aussi Amélie?" Je ne lui répondis point; mais combien je l'aimais alors! combien elle me paraissait aimable! et, je le confesse, cet attachement [p. 217] qu'elle conserve à une infortunée, me l'a rendue si chère, que, depuis ce moment je sens bien que je lui montre une amitié qui peut faire croire aux autres, et à elle-même, que je la regrette. Madame de Geysa, qui n'a cédé qu'avec peine au désir de son mari, d'unir Blanche à Albert, favorise tous mes têtes-à-têtes avec sa fille; celle-ci peut-être s'y prête un peu trop; la coquetterie est son seul défaut; et si je prolongeais plus long-tems l'erreur qu'a fait naître l'expression de ma reconnaissance, je serais sans doute coupable; mais demain tout s'éclaircira, demain chacun apprendra qu'Amélie est mon épouse, et seule l'objet et la cause de toutes mes affections.


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Page Last Updated 10 March 2004