Amélie Mansfield[Volume II, pp. 220 - 231] LETTRE LXXII [Continuation II][p. 220] Arrivés à Lunebourg, nous parcourûmes les jardins, nous parcourûmes les jardins, nous visitâmes les appartemens: en entrant dans celui du Comte Albert, le premier objet qui frappa mes regards fut le portrait d'Amélie, de grandeur naturelle et d'une ressemblance extraordinaire: cette vue me jeta dans un tel délire, que, sans songer que ma mère pouvait m'entendre, j'étendis les bras vers le portrait en m'écriant: c'est elle. Ma [p. 221] mère me jeta un regard terrible, et appelant le concierge, qui était demeuré en arrière avec les autres personnes, elle lui dit. "Le Comte de Lunebourg ne vous a-t-il point donné l'ordre d'arracher d'ici cette odieuse image? -- Madame ne sait donc pas que c'est le portrait de sa soeur, de la jeune Comtesse Amélie? -- Dites de Madame Mansfield, interrompit ma mère d'une voix tremblante de colère, et ce nom sera toujours la plus mortelle injure pour tous les Woldemar, tant qu'il restera un sentiment d'honneur dans leur âme. Mademoiselle, ajouta-t-elle en voyant entrer Blanche dans la chambre, j'espère que lorsque vous serez devenue la maîtresse de cette maison, vous ferez abjurer au Compte Albert l'avilissante faiblesse qui l'attache à la femme qui nous a couverts d'ignominie; et pour moi, je vous déclare que vous ne me reverrez ici que quand les cendres de ce portrait auront été livrées au vent. [p. 222] Elle sortit, et je demeurai accablé, n'ayant plus le courage de regarder cette céleste figure que ma mère venait de maudire et dont le doux sourire me déchirait le coeur. Je quittai la chambre pour cacher mes larmes à Blanche; je m'enfonçai dans l'endroit le plus sombre du parc, et au bout d'une heure, ayant aperçu toute la compagnie s'avancer d'un autre côté, je revins promptement au château: je voulais revoir le portrait d'Amélie, et surtout le voir seul. Je trouvai le concierge qui sortait de l'appartement, je le priai de me l'ouvrir encore: il obéit; je lui fis signe de me laisser en liberté quelques instans. "Ah, monsieur le Comte! s'écria-t-il au moment de sortir, c'était vous, à ce qu'on dit, qui deviez épouser ma jeune maîtresse: quel dommage que cela ait tourné ainsi! il y a eu bien du malheur dans tout cela. -- Oh! oui, bien du malheur! ai-je répété avec un cri douloureux; mais à présent laissez-moi, mon ami, je vous suivrai [p. 223] dans un moment." Il s'est retiré, et je suis tombé à genoux devant le portrait; je ne pouvais en détacher mes regards. Amélie! Amélie! m'écriai-je comme si elle eût pu m'entendre . . . . Bientôt l'idée des inquiétudes dont elle devait être tourmentée, l'attente de cette explication dont dépendant notre existence, les malédictions de ma mère qui retentissaient encore à mes oreilles; enfin tout ce qu'il y a de douleurs dans notre situation s'empara avec tant de violence de mon coeur, que, ne pouvant plus soutenir ma peine, je tombai le front contre le plancher que j'inondais de mes pleurs, en répétant Amélie! Amélie! et je ne sais combien de tems je srais resté dans cet état, si le bruit d'une porte qui s'ouvrait ne m'en eût arraché: je tournai la tête, je vis ma mère: "Ernest, s'écria-t-elle avec force, pourquoi êtes-vous ici? -- Ma mère, je vais tout vous dire. -- Non, malheureux! ne me dis rien: veux-tu que je te haïsse aussi? -- O ma mère! [p. 224] parlerez-vous donc toujours de haine? votre coeur n'est-il pas las de haïr? n'aurez-vous aucune pitié de moi? et les longues souffrances d'Amélie ne vous feront-elles jamais pardonner une erreur de sa jeunesse? Regardez-la, ma mère, peut-on la voir sans l'aimer? regardez-la: elle souriait alors, maintenant elle pleure: ah! si vous saviez le mal que ses larmes font à votre fils, vous lui diriez assurément: "Va, cours les essuyer, et ramène dans mes bras ma fille d'adoption et ton épouse." A ce nom, ma mère a frémi, et me regardant d'un air égaré. "Ai-je bien entendu? est-ce Ernest qui parle? le noble Comte de Woldemar désire la main de celle qui lui préféra un vil artiste! -- O ma mère! c'est moi qu'elle outragea par un pareil choix; mais je l'ai vue, et j'ai tout oublié; je l'ai vue, et tout mon coeur s'est donné à elle: daignez la voir aussi, et bientôt vous lui pardonnerez, vous l'aimerez. -- Indigne enfant! qu'oses-tu proposer à ta [p. 225] mère? voir Amélie! . . . . plutôt mourir que de ceder! -- Eh bien! ma mère, le cri de l'amour sera comme celui de la haine, plutôt mourir que de céder! reçois-en le serment, ô Amélie! ai-je ajouté en tombant à genoux devant le portrait, plutôt que de souffrir qu'un ressentiment aveugle, une volonté tyrannique m'arrachent à ce que j'aime, je saurai tout braver et mourir s'il le faut. -- Juste ciel! s'est écriée ma mère avec un mouvement d'effroi, n'avez-vous prolongé ma vie que pour me faire voir un pareil instant?" Ses paroles m'eussent attendri peut être; mais il y avait dans son geste tant d'aversion pour Amélie, que la nature est restée muette dans mon sein, et élevant les bras vers l'image adorée, j'ai dit: "Douée et touchante victime! ne crains riens, mon amour s'augmente de la haine qu'on te porte, et si une mère barbare te repousse, je ne vivrai plus que pour toi." A ces mots, elle s'est approchée de moi, et me regardant [p. 226] d'un oeil fixe et imposant, elle m'a dit: "Oserez-vous, mon fils, répéter ce voeu sacrilège? oserez-vous jurer une seconde fois que vous abandonnerez votre mère. -- Non ma mère, non, je ne l'ai pas dit, j'ai juré seulement de vivre pour Amélie. -- Vivre pour Amélie! c'est donner la mort à votre mère: choisissez, mon fils." A ce discours terrible mon sang s'est glacé, ma tête s'est troublée; j'ai regardé le portrait: Adolphe, il ne souriait plus; il m'a semblé le voir se couvrir de larmes, attendant son arrêt avec une anxiété pareille à celle qui désolait mon coeur: cette douleur que je me représentais m'a rendu insensible à celle de ma mère. "Ah! calme-toi, me suis-je écrié, ma bien aimée, essuie tes pleurs: il n'y a de crime pour ton amant que celui de t'abandonner, et plutôt que d'en concevoir l'horrible pensée, je jure . . . . -- N'achève pas, cruel enfant! et si tu ne frémis pas du coup que tu vas me porter, tremble du moins pour toi: le [p. 227] ciel frappe les enfans ingrats. - - Je ne tremble que d'être séparé d'elle: tous les autres maux ne sont rien au prix de celui-là. -- Eh bien! poursuis, malheureux, va, cours aux pieds ce cette vile créature . . -- Ne continuez pas, Madame; je ne souffrirai jamais de personne, ni de vous, qu'Amélie soit indignement traitée. -- Sacrifie-lui tes devoirs, ton honneur et ta mère, a-t-elle ajouté sans me répondre: chargé du poids d'un parricide, unis tes mains sanglantes à ses mains déshonorées, alors vous serez dignes l'un de l'autre. -- Oui, quelles qu'en soient les suites, je serai l'époux d'Amélie; dussiez-vous à l'instant m'accabler de vos malédictions, je suis déterminé à les braver, et je jure encore . . -- Arrête, Ernest: pour achever ton serment impie, attends du moins quelques momens, et ne renonce à ta mère que quand elle ne t'entendra plus." Elle s'est éloignée. Je suis demeuré anéanti; je ne pensais plus, je ne sentais [p. 228] plus, je ne sais ce qu'il me restait à faire pour mourir. Ma mère s'est arrêtée à la porte: en voyant l'excès de mon désespoir, son coeur a été ému, sans doute, et elle s'est écriée avec un accent aussi douloureux que pénétrant: "C'en est donc fait, Ernest, je n'ai plus de fils?" A ces mots, la nature a repris tous des droits, et courant me précipiter aux pieds de ma mère, je les ai arrosés d'un déluge de pleurs; les siens aussi inondaient son visage; je les sentais couler sur le mien, tandis qu'elle me serrait contre son sein en s'écriant: "J'ai donc retrouvé mon fils! mon fils m'est donc rendu!" Je n'ai rien répondu; et, je l'avoue, je recevais plutôt ses caresses que je n'y répondais; car, malgré l'attendrissement dont elle m'avait pénétré, je voyais toujours Amélie entre nous deux. Après un long silence, quand nous avons été plus calmes l'un et l'autre, ma mère m'a relevé avec bonté, en me disant d'un ton qui devenait plus grave à mesure [p. 229] qu'elle parlait: "Sortons de cet appartement, Ernest, et puissé-je n'avoir jamais dans ma vie une heure pareille à celle que je viens d'y passer: taisons cette scène à tout le monde, afin que votre honte demeure, s'il se peut, ensevelie . . . -- De la honte, ma mère; il ne peut y en avoir que pour les lâches et les perfides, et soyez sûre que votre fils ne méritera jamais de pareils noms. -- Ne dites pas un mot de plus sur ce sujet, Ernest; je vous promets de reprendre cette conversation dans un autre moment: je vous demande seulement de me laisser le tems de m'y préparer, afin d'avoir la force de la soutenir. Je me suis incliné sur sa main en soupirant profondément, et nous avons été rejoindre la compagnie, qui nous attendait pour partir. Mon désordre et le ressentiment de ma mère n'ont point échappé à l'oeil perçant de Blanche; aussitôt que nous avons été seuls, elle m'a demandé une explication que j'ai refusé de lui donner: je ne veux point [p. 230] lui dire qui j'aime, elle l'écrirait à Albert, et Amélie serait bientôt instruite d'une vérité qu'elle ne doit apprendre que par moi. O Adolphe! vous ne saurez jamais ce que c'est qu'aimer comme j'aime; il me semble toujours le voir devant moi: oui, voilà son sourire, son regard; j'entends sa douce voix: si je suis dans un cercle, elle y est; si je suis seul dans ma chambre, elle y est encore: partout je la vois, je lui parle; et malgré l'effrayante distance qui nous sépare, et ce monde étranger qui m'entoure et m'accable, ce n'est qu'avec elle et pour elle seule que j'existe. Dans cet état que je vous dépeins, Adolphe, vous sentez tout ce qu'il m'en a coûté pour attendre que ma mère m'indiquât le moment qui va décider de ma vie. Depuis trois mortels jours que nous sommes de retour à Dresde, j'espérais à chaque instant qu'elle allait s'expliquer; et voyant qu'elle ne me disait rien, je commençais à ne pouvoir plus commander à [p. 231] mon agitation, ni endurer cet éternel silence, lorsqu'en nous quittant, ce soir, elle m'a remis le billet suivant: |