Amélie Mansfield[Volume II, pp. 239 - 246] LETTRE LXXV[p. 239] Oui, j'aurai la force de vous écrire, je dois l'essayer du moins, car si je succombe sous le poids du malheur qui m'accable, cette lettre-ce deviendra un testament de mort, où Amélie trouvera peut-être l'excuse de l'horrible serment que j'ai fait . . . . Je vous quittai avant-hier pour me rendre auprès de ma mère; elle m'attendait, son air était grave, mais tranquille; en m'apercevant, elle me présenta sa main que je baisai, me fit signe de m'asseoir, garda un moment le silence, et puis levant les yeux sur moi, elle me demanda avec un profonde soupir: "Est-ce le hasard, Ernest? est-ce votre volonté qui vous a fait connaître Amélie? Dans quel lieu l'avez-vous [p. 240] vue? Combien de tems êtes-vous restés ensemble? Vous êtes-vous nommé à elle? Donnez-moi, je vous prie tous les détails d'un événement sur lequel je pleurerai long-tems sans doute." Alors, sans parler à ma mère du long ressentiment que j'avais nourri contre Amélie, dans la crainte qu'elle n'y trouvât des raisons d'alimenter le sien, je lui racontai simplement, comment, en traversant les montagnes, j'étais prêt à périr, et que le courage, l'humanité d'Amélie, m'avaient arraché à une mort certaine. Ah, Madame! quand je revoyais celle que vous m'aviez destinée des l'enfance, brillante de cette beauté céleste d'un ange qui vient de sauver des infortunés, quand je lui devais la vie, comment ne lui aurais-je pas donné la mienne? Vous connaissez ses charmes, en est-il de plus puissans? mais que sont-ils auprès de ses vertus? ce sont elles qui m'ont enchaîné. Moi aussi, par un vain préjugé, j'ai voulu me défendre de l'aimer [p. 241]; mais depuis, combien j'ai rougi d'en avoir eu seulement la pensée! je me serais méprisé moi-même, si l'orgueil avait pu fermer mon coeur à l'objet le plus digne et le plus vertueux. Non, ma mère, non, la honte n'est pas pour celui qui adore Amélie, mais pour l'homme dur et insensible, qui aurait pu la voir et n'être point touché. Ah! laissez-moi achever, ai-je continué vivement, en voyant qu'elle allait m'interrompre, je n'ai pas encore tout dit, mon coeur est plein, il faut qu'il s'épanche ou qu'il se brise; et quand je parle d'Amélie, de cet objet de mon culte, de mon idolâtrie, et que j'en parle à une mère également respectée et chérie, c'est à genoux que je dois exprimer mes voeux." En prononçant ces mots, je suis tombé au pieds de ma mère, et penchant mon visage sur ses deux mains, j'ai continué ainsi: "Vous ne savez pas que cette femme que vous haïssez, que vous accablez de vos malédictions, vous aime et vous [p. 242] bénit; je l'ai entendu moi-même faire des voeux pour votre bonheur; ne me connaissant point, elle ignorait devant qui elle les prononçait; ce n'était point l'effort d'un coeur orgueilleux qui se dompte pour qu'on l'applaudisse, mais l'effusion d'une âme douce et tendre, qui ne sachant qu'aimer, plaint celui qui la peut haïr, et prie pour ceux qui l'accablent. O ma mère! un jour M. Grandson a voulu me donner la main de sa nièce; Amélie y consentait; le bonheur était là, je vous l'ai sacrifié: un refus m'exposait à toute la colère de M. Grandson, et portait le désespoir dans le coeur d'Amélie; je m'y suis décidé plutôt que d'être heureux sans votre consentement. Ce n'est pas tout: il fallait taire les motifs de ma conduite, il fallait laisser croire à Amélie que je l'aimais faiblement, et que je la trompais peut-être: ce courage, que la vue d'une mort certaine ne m'aurait pas donné, je l'ai trouvé dans la crainte de vous offenser . . . . " A ces mots, les sanglots [p. 243] ont étouffé ma voix; mai poitrine était en feu; j'ai été forcé de m'arrêter. "Ernest, a repris ma mère d'une voix un peu émue, je suis plus contente de vous que je ne l'espérais; je vois avec plaisir qu'au milieu de vos écarts, vous n'avez point oublié tout-à-fait les droits de votre mère, et qu'il y a une excuse au fol amour que vous avez conçu. Amélie a sauvé vos jours, vous vous êtes attaché à elle par reconnaissance; et quoique vous l'ayez portée à un degré insensé, néanmoins son motif est noble et vous rend moins coupable: votre plus grand tort est de ne vous être pas nommé: je pense que si Amélie avait su qui vous étiez . . . . -- Ah, ma mère! je n'ai pas tout dit: vous ne connaissez pas encore ce que le coeur d'Améie renferme de courage et de vertus, vous ne savez pas quelles hautes obligations vous lient vous-même à cette femme angélique." A ces mots, ma mère a fait un geste d'indignation: sans lui laisser le tems de m'interrompre [p. 244] j'ai ajouté vivement: "Et de telles obligations, que, même en lui donnant votre fils, vous ne les acquitterez pas. Il est vrai, la crainte de vous offenser, peut-être celle de contracter un mariage nul en épousant Amélie sous un nom supposé, me donnèrent la force de refuser sa main; mais lorsque son oncle m'eut éloigné d'elle, que je me peignis ses larmes, sa douleur, les doutes que peut-être elle avait conçus sur mon amour, il me fut impossible de songer à partir avant de l'avoir rassurée. Je lui demandai une entrevue, je l'obtins; le soir, je me rendis chez elle; nous étions seuls: là tombant à ses pieds, je lui jurai à la face du ciel que je n'aurais jamais d'autre épouse; elle unit ses sermens aux miens. -- Ils sont illégitimes, odieux; le ciel ne les a point reçus, et ta mère les réprouve et les déteste . . . -- Au moment où je venais de recevoir la foi d'Amélie, ai-je continué en regardant fixement ma mère, je pressentis le cri de haine que je viens [p. 245] d'entendre, et désespérant de pouvois toucher votre coeur, je conjurai Amélie de fuir avec moi au bout de l'univers; et si elle m'eût écouté, jamais je ne serais rentré dans ma patrie, jamais vous n'auriez revue votre fils." Ma mère s'est levée avec un mouvement d'horreur; mais en jetant les yeux sur moi, l'idée qu'elle avait pensé me perdre pour toujours l'a attendrie sans doute, car elle s'est précipitée dans mes bras en versant un torrent de larmes. "O mon fils, mon fils! s'écriait-elle, tu l'as pu concevoir, l'horrible pensée de m'abandonner!" Et elle me pressait sur son coeur de toute sa force, comme pour me retenir près d'elle. "Ah, ma mère! lui ai-je dit, jugez donc s'il est possible de vaincre un amour assez violent pour m'avoir déterminé à un pareil crime." Cette réponse a paru l'ébranler; cependant elle n'a rien ajouté, et sans me regarder davantage, elle s'est promenée dans la chambre en rêvant profondément: [p. 246] quelques instans après, elle s'est approchée d'une petite table pour prendre une fiole d'éther dont elle a avalé quelques gouttes, ensuite elle a recommencé à plongée dans la même méditation. |