Amélie Mansfield[Volume II, pp. 246 - 257] LETTRE LXXV [Continuation I][p. 246] Au bout d'une demi-heure de silence, elle est enfin revenue à moi, et m'a dit d'une voix calme et grave: "Et quand vous engageâtes Amélie a fuir avec vous, sut-elle alors qui vous étiez? -- Non; pour lui faire cet aveu j'attendais son consentement: elle ne le donna pas. -- Mais puisque vous ne lui apprîtes point la force de l'obstacle qui s'opposait à votre union, comment excusâtes-vous à ses yeux l'extravagance du parti que vous lui proposiez? -- Je me fis passer pour Adolphe; je lui parlai de la reconnaissance que je vous devais, de votre influence sur l'esprit de Madame de Simmeren . . . -- Bon Dieu! a interrompu ma mère, que de détours! de faussetés! se peut-il que mon fils, le pur sang des Woldemar, se soit avili à ce point? -- Oui, ma mère, je suis [p. 247] coupable, je le suis beaucoup; j'ai trompé Amélie: mais elle, qui fut toujours sincère, tendre, généreuse, faut-il qu'elle porte la peine de mon crime, et que, parce que je l'a abusée, je l'abandonne? - Le ciel est juste, quels que soient les maux qu'il réserve à Amélie, ils seront toujours moindres que ses torts et j'applaudirais à un châtiment qu'elle n'a que trop mérité, si la cause n'en était déshonorante pour vous, puisqu'elle vient de votre artifice. Mais, répondez: lorsque cette femme crut voir en vous le fils de Madame de Simmeren, elle pensa donc que sans l'aveu d'une mère illégitime, elle ne pouvait pas s'unir à vous? -- Dans cette occasion, comme dans toutes celles de sa vie, Amélie n'a pas craint de s'immoler elle-même, et, sûre de ne pas survivre à un refus, elle a préféré la mort à l'idée de coûter des larmes à ma mère -- Ainsi, je puis être sûre que dès l'instant où elle saura la vérité, elle n'hésitera pas à vous rendre vos sermens et [p. 248] à renoncer à vous? -- Renoncer à moi! me suis-je écrié avec effroi; et croyez-vous que lorsqu'elle s'y résoudrait, je renoncerais à elle? -- Je n'ai pas encore si peu de confiance en votre raison, qu'il puisse me rester quelque doute à cet égard; je vous prie seulement, mon fils, de m'écouter à votre tour avec la même patience que j'ai mise à vous entendre." J'ai été attéré par l'air tranquille et froid dont ma mère prononcé ces mots: il me disait que son parti était pris, qu'il n'y avait plus d'espoir: alors baissant les yeux vers la terre dans le morne accablement d'un malheureux qui a cru obtenir sa grâce et qui va recevoir son arrêt de mort, j'ai laissé ma mère poursuivre. "L'amour, mon fils, ne remplit qu'une petite portion de la vie, dont il ne fait pas même le bonheur; et à peine est-il évanoui, qu'on reste seul avec le souvenir des faiblesse et des crimes où il nous a entraînés et du mal irréparable qu'il nous a fait: ainsi, l'homme que cette [p. 249] passion subjugue, commence sa carrière par la folie et la finit par les remords; voyez, au contraire, quelle est l'existence de celui qui demeure toujours fidèle à l'honneur; entouré d'estime, de respects, les distinctions viennent le chercher, les souverains se disputent ses services, et celui auquel il s'attache se croit honoré du choix: cependant, quelque brillantes que soient les marques de considération qu'on lui donne, sa réputation l'élève encore au dessus d'elles, et il semble, par son caractère, si grand et si noble aux yeux de tous, que rien ne peut l'ennoblir. Vous me direz, Ernest, que cet honneur que je vante, et auquel j'esperai long-tems vous voir uniquement dévoué, ne s'oppose point à votre mariage avec Amélie, que sa faute n'a blessé que nos préjugés et non pas la vertu: ce n'est point là ce que j'examine, je vois seulement, et vous le savez comme moi, que, d'après nos lois, nos usages, nos moeurs, son mariage [p. 250] l'a couverte d'ignominie, et que vous ne pourriez l'épouser maintenant sans la partager avec elle; que son exemple du moins vous serve de leçon: l'amour qu'elle vous inspire ne peut être plus vif que celui qui l'entraîna jadis vers M. Mansfield; elle lui a tout sacrifié: voyez quel fruit elle en a recueilli; sa faiblesse l'a fait mépriser de son séducteur même; il l'a délaissée pour les viles créatures; sa famille l'a rejetée de son sein avec indignation: forcée de s'expatrier, la fille du Comte de Lunebourg n'a trouvé d'autre asile que la maison d'un marchand. Que de larmes elle a dû verser! que de repentirs elle a dû connaître! O mon fils! en vous abandonnant comme elle à votre honteux délire, ne voyez-vous pas que la même punition vous attend? Que dis-je, la même? ainsi que votre crime, votre châtiment serait bien plus grand, car enfin, malgré la haute nasisance d'Amélie, son sexe lui donnait la facilité de s'ensevelir dans l'obscurité; [p. 251] mais vous, issu du sang le plus illustre, héritier et seul rejeton des Comtes de Woldemar, destiné aux premières charges de l'état, agréé par votre souverain comme l'époux d'une fille de son sang, où irez-vous cacher la splendeur de votre nom quand vous en sera déchu? Les titres qui font aujourd'hui votre gloire vous poursuivront alors pour éclairer votre opprobre; chacun aura le droit de vous le reprocher; les hommes de la plus basse extraction pourront vous dire: "Je vaux mieux que toi, car je suis resté dans le rang où le ciel m'a placé; mais, toi, c'est par ta faute que tu as perdu le tien." Ernest, ce n'est pas en vain que mon sang coule dans vos veines: vous avez de l'orgueil, vous ne vous verrez point sans désespoir l'objet du mépris général, et celle que vous pourriez accuser d'en être cause, ne tarderait pas à vous devenir odieuse. Alors, sans amour, errant dans un autre hémisphère, à cet àge où l'ambition [p. 252] parle le plus fortement au coeur, quel sera votre sort? où trouver des consolations? Vous penserez à votre patrie que vous étiez destiné à honorer, et où votre nom ne se prononcera plus qu'avec dédain; vous penserez à votre mère qui avait mis en vous tout son espoir et sa gloire, et que vous aurez conduite au tombeau. J'aurais voulu, mon fils, ne vous toucher que par les seules considérations de l'honneur; j'aurais voulu que, pour renoncer à vos projets, vous n'eussiez pas eu besoin de savoir que je n'y survivrais point. Ah, mon enfant! crois-tu que je pourrais supporter ta honte? crois-tu que je pourrais vivre pour te voir déshonoré? et Amélie elle-même, si elle a les vertus que tu lui prêtes, si elle n'est pas tout-à-fait indigne de l'amour qu'elle t'inspire, pourra-t-elle consentir à t'entraîner dans cet abîme où elle s'est perdue, et dont, mieux que personne, elle doit mesurer la profondeur? quelle idée devrions-nous prendre d'elle si [p. 253] elle le voulait? et quelle estime pourrais-tu faire d'une femme qui pour satisfaire sa passion, consentirait à dégrader son amant? Ernest, j'ai meilleure opinion d'Amélie que vous n'en avez vous-même, malgré son impardonnable faute, elle a de la bonté dans le coeur et même de la noblesse; elle a pu vouloir se sacrifier elle-même à son amour, mais elle n'y sacrifiera jamais un autre. Hélas, mon Ernest! qui l'a plus aimée que moi, cette Amélie!" a continué ma mère en versant quelques larmes; et tandis qu'elle parlait, je sentais mon sang bouillonner dans mes veines et se porter à mon coeur et à ma tête avec tant de violence que je craignais de perdre connaissance et de ne plus entendre la voix de ma mère dire qu'elle avait aimé Amélie. "Long-tems je fis tout mon bonheur de te la donner pour épouse; je sais quels charmes, quelles vertues elle promettait; et si elle se fût conservée pure, la fille même des rois ne l'eût [p. 254] point égalée à mes yeux. Mais, mon fils, plus je rends justice à ce qu'elle était, plus vous me trouverez inexorable maintenant: sa conduite l'a souillée d'une tache indélébile qu'aucune puissance de la terre ne peut effacer: mon consentement même, à quoi vous servirait-il? il ne vous sauverait pas du déshonneur. Ah, mon cher enfant! si en le donnant je n'immolais que moi-même, crois-tu qu'en voyant tes larmes j'eusse compté ma vie pour quelque chose? . . . . " Elle s'est arrêtée pour attendre ma réponse, sans doute; mais je ne pouvais parler: toujours à genoux, la tête appuyée contre le marbre de la cheminée, une sueur froide coulait sur tout mon corps; ma langue était glacée. N'avez-vous rien à me répondre, Ernest? m'a dit ma mère." Je suis demeuré dans mon immobilité. Elle a relevé ma tête, et effrayée sans doute de mon exrême pâleur, elle m'a dit, d'un ton plein d'effroi: "Mon fils, mon cher fils, qu'avez-vous? vous [p. 255] sentez-vous malade? -- Ah, ma mère! me suis-je écrié en mettant sa main sur mon coeur, c'est-là qu'est Amélie; elle y est avec ma vie, vous ne pourrez les en arracher qu'ensemble." A ces mots, elle m'a repoussé, et se levant brusquement, elle a fait quelques tours en silence dans la chambre; puis, s'arrétant debout devant moi, elle m'a dit: "Je vois que votre esprit est tout-à-fait troublé, et que ce serait une folie d'essayer de vous convaincre par des argumens raisonnables; je vous commande donc, sous peine d'encourir ma malédiction, de ne plus songer à Amélie comme a votre épouse, de cesser toute correspondance avec elle, et de me laisse le soin de lui apprendre qu'Ernest étant celui qu'elle aime, elle doit renoncer à l'esprit d'être à vous." A cet ordre, à cette menace, toutes mes forces sont revenues; et me levant avec impetuosité: "Eh bien! lui ai-je dit, contentez donc votre haine, maudisssez votre fils, car il renouvelle en votre présence le [p. 256] serment qu'il a fait à Amélie de lui être fidèle et de n'avoir jamais d'autre épouse . . -- Arrête, arrête, mon fils, a interrompu ma mère, rétracte ce serment impie fait dans un moment d'égarement: non tu n'as point juré ta honte, non, tu n'as point juré ma mort, a-t-elle ajouté en tombant à mes genoux. O mon enfant! cher objet de ma tendresse, mon unique consolation, je t'en conjure, prends pitié de ma douleur, prends pitié de toi-même; au nom de ce sein qui t'a nourri, de ces entrailles qui te portèrent, ne repousse pas les prières d'une mère au désespoir; elle ne rougit point de baigner tes pieds de ses larmes: pour obtenir le seul bien dont elle soit jalouse sur la terre, elle s'humilierait plus encore; prosternée devant toi, elle attend son arrêt. Ah! promets que tu lui conserveras l'honneur de son fils." Adolphe, l'état de ma mère, son abaissement, ses sanglots m'ont terrassé; j'ai voulu lui obéir, mais vainement; j'ai tenté de dire que [p. 257] je renonçais à Amélie, il m'a été impossible de proférer ces horribles paroles. -- "Tu ne veux donc pas obéir? m'a-t-elle demandé d'une voix tremblante et suffoquée par la douleur. -- Hélas! ma mère, ma vie est à vous; mais trahir Amélie, mais promettre de l'abandonner, non je ne le puis, je ne le puis. -- Ah! c'en est trop, a- t-elle dit en se levant et portant la main à son front." Elle a fait quelques pas vers la porte; je la suivrais des yeux; je l'ai vue tout à coup pâlir et tomber sur le parquet; je me suis élancé vers elle; elle était sans mouvement et ne respirait plus. |