Amélie Mansfield[Volume II, pp. 257 - 261] LETTRE LXXV [Continuation II][p. 257] Elle est restée vingt-quatre heures dans cet état: les médecins que j'ai fait appeler ont déclarée que c'était une apoplexie causée par le sang et la contraction des nerfs. J'ai veillé tout le jour et la nuit auprès d'elle dans un désespoir dont un seul mot peut vous donner l'idée. Durant ces heures si longues, où je croyais la voir expirer à [p. 258] chaque minute, l'image d'Amélie ne s'est pas présentée une seule fois à ma pensée. Je ne puis rien dire de plus. La force des remèdes lui a rendu la connaissance; le premier signe qu'elle en a donné a été de demander son fils. Je me suis approché de son lit, et j'ai couvert de mes larmes sa main qu'elle essayait d'étendre vers moi. "Dieu soit loué! m'a-t-elle dit d'une voix faible et sourde, je ne mourrai point sans avoir pardonné mon enfant." A ces mots, Adolphe, j'ai senti qu'une mère qu'on vient d'assassiner, et qui vous bénit encore, avait plus de puissance sur le coeur que l'amour même. Je me suis prosterné devant elle en m'écriant: "Ah! si je vous avais perdue, je vous aurais suivre. -- Ernest, m'a-t-elle répondu, tu ne sacrifieras donc plus ta mère à ta passion? -- A cette question, j'ai cru voir Amélie devant moi, j'ai enveloppé ma tête sous les rideaux comme pour me cacher l'objet qui m'empêchait d'obéir à ma mère. [p. 259] Le médecin, qui a vu ce geste sans en deviner la cause, s'est penché vers moi, et m'a dit trés-bas: "Prenez garde, sa vie ne tient encore à rien, la moindre émotion, la plus légère contradiction peuvent la tuer sur-le-champ." J'ai frémi, et écartant vivement le rideau: "Disposez de moi, ma mère, me suis-je écriré vous êtes maîtresse de mon sort." Elle a tenté de me serrer la main; sa physionomie s'est éclaircie." "Je suis contente, m'a-t-elle dit; maintenant je puis mourir en paix. Epuisée alors par l'effort qu'elle venait de faire, elle est retombée sans couleur et presque sans mouvement sur son oreiller: cependant la nuit a été calme; elle a fait usage de la main qui semblait paralysée. La journée d'hier s'est passée sans accidens graves, et ce matin, le médecin m'ayant assuré qu'il commençait à avoir quelques espérances, je me suis retiré un moment pour vous écrire. O Adolphe! celui qui n'a point vu [p. 260] sa mère expirante, qui ne s'est point dit, c'est moi qui la tue, qui n'a point senti l'épouvantable remords prêts à s'attacher à toute l'existence, et poursuivre jusque dans la tombe, le refuge de tous les autres malheurs; celui-là, dis-je, n'excusera jamais le crime dont je me suis rendu coupable envers Amélie . . . . Amélie! ô Amélie! que ton nom me déchire! tu pleureras sur mon silence, et je n'oserai t'écrire; non, je ne t'écrirai point pour t'apprendre que j'ai renoncé à toi. Ecoutez, Adolphe, prenez toutes mes lettres, depuis la première que je vous écrivis en arrivant au château de Grandson jusqu'à celle-ci; rendez-vous auprès d'Amélie, et dites-lui, en remettant ce funeste paquet: "L'infortuné qui les écrivit a dû obéir à sa mère, mais il n'a pas pu survivre à votre perte; et quand il a vu qu'il fallait exister sans vous, il est descendu vous attendre au tombeau . . . . " Adolphe, un cercueil avec Amélie voilà maintenant où se bornent tous [p. 261] mes voeux; le ciel ne les rejetera pas, j'espère . . . . Déjà je sens un froid mortel arriver jusqu'à mon coeur . . . . les forces me manquent: adieu. |