Amélie Mansfield

[Volume II, pp. 269 - 276]

LETTRE LXXVIII



Adolphe de Reinsberg, à Madame de Simmeren


Du château de Woldemar, 18 Juillet.

[p. 269] Si je n'ai point cédé, Madame, à la bonté qui vous faisait désirer de me garder plus long-tems auprès de vous, c'est que l'honneur me le défendait. Les caresses maternelles dont vous ne [p. 270] pouviez vous abstenir auraient tôt ou tard compromis votre secret; j'ai dû avoir, pour votre intérêt, un courage que vous n'aviez pas vous-même, et me priver de votre présence plutôt que de vous nuire par la mienne: il se peut que cette fermeté d'âme vous paraisse dureté de coeur: et en effet, on m'a reproché plus d'une fois d'en avoir; mais depuis que je suis dans le monde, les maux qu'entraîne la faiblesse, m'ont toujours paru si funestes, que jusqu'à mon dernier soupir, je préférerai, à la séduction de la tendresse qui amollit, la rudesse de la vertu qui fortifie; et je crains moins d'outre-passer le but qu'elle me montre, que de risquer de demeurer en arrière.

J'ai trouvé Madame de Woldemar dans son lit; sa santé est visiblement altérée; je doute même qu'elle se rétablisse jamais entièrement; mais l'état d'Ernest est plus déplorable encore, et j'avoue que je n'ai pas eu le courage de le serrer entre mes bras sans verser des larmes. Ah! Madame! que n'ai-je [p. 271] pas perdu en lui! quel homme il promettait! que de vertus on devait en attendre! une passion fatale les a toutes flétries, et je n'ai retrouvé que l'ombre d'Ernest. Quel changement en six mois! son extérieur est aussi méconnaissable que son âme; ses traits, où brillaient jadis une si noble fierté et un si grand caractère, sont défigurés par la douleur; ses yeux, caves et éteints, ne s'animent plus qu'au seul nom de celle qu'il aime; et l'effort qu'il a fait pour céder à sa mère, a véritablement troublé son esprit: il ne la quitte point tant qu'elle est éveillée; mais à peine s'endort-elle, qu'il court s'enfermer dans sa chambre, où il écrit sans ordre et sans suite des pages pitoyables et déchirantes, adressées à son amante, mais qu'il ne lui envoie pas, parce qu'il l'a promis à sa mère.

Je ne vous donnerai pas sur ce qui se passe ici tous les détails que vous désireriez sans doute; le nom de celle qui a causé tant de troubles et de désordres [p. 272] dans cette maison, est un secret qu'il ne m'est pas permis de vous confier, et l'obligation de me taire sur ce point, me forcera au silence sur beaucoup d'autres: cependant, ce qu'il me sera possible de vous apprendre sans indiscrétion, je le ferai.

J'ai causé avec Madame de Woldemar de l'état de son fils; elle le voit, s'en afflige et demeure inflexible; jamais son orgueil ne cédera: je blâme cet exces je le lui ai dit. Si le choix d'Ernest offensait la vertu, qu'elle le laissât mourir plutôt que de le satisfaire, je l'aurais approuvée; mais la femme qu'il aime est honnête, dès lors il faut la lui donner, parce que, dans l'état où il est, c'est le seul remède qui puisse le guérir. Madame de Woldemar m'a menacé de m'éloigner de son fils si je persistais dans ce sentiment: elle peut le faire, car, comme je le crois juste et vrai, j'y persisterai. D'un autre côté, j'ai tenté aussi un effort sur le coeur d'Ernest: "Puisque [p. 273] vous avez eu le courage de céder, lui ai-je dit, serez-vous généreux à demi? et ferez-vous payer si durement votre soumission, en vous laissant accabler par la douleur? -- Ma mère n'est donc pas encore satisfaite? a-t-il repris d'un air assez tranquille. -- Elle l'est beaucoup, mais moi je ne le suis point encore, et vous-même ne devez pas l'être non plus, puisque votre sacrifice, quoique grand, n'est pas complet." Il a souri avec amertume, et oubliant sans doute que j'étais là, il s'est dit à lui-même: "Les insensés! ils croient que mon sacrifice n'est pas complet . . . s'ils savaient l'étendue du mien, s'ils connaissaient mon crime . . . . Mais je suis tranquille, j'en ai plus fait que je n'en puis supporter; je ne souffrirai pas long-tems; mais en mourant je ne la quitterai pas. Son image restera là, toujours là." En prononçant ces derniers mots, il a pressé fortement ses deux mains sur son coeur, et est resté une demi-heure dans la même attitude, pensif et immobile. Je me promenais en silence [p. 274] dans la chambre; enfin, il s'est approché de moi: "Adolphe, est-il arrivé des lettres d'elle? -- Non; mais s'il en vient, faudra-t-il vous les remettre? -- Assurément; ne suis-je pas en état de les lire? -- Je crois qu'il vaudrait mieux ne le pas faire; elles vous rendront l'exécution de votre promesse plus difficile, elles accroîtront votre faiblesse. -- Il a raison, j'ai eu de la faiblesse; j'aurais dû laisser mourrir ma mère, a-t-il dit en fixant la terre d'un oeil farouche. -- Malheureux! qu'osez-vous prononcer? vous regrettez le nom de parricide? -- Non, a-t-il repris en secouant la tête, je ne puis consentir à le porter; mais quand ma mère sera rétablie, je me dégagerai des mes sermens . . . -- Qui! vous, Ernest, vous serez un homme sans honneur et sans foi? -- Et de quel droit ma mère compterait-elle sur la sainteté de ma promesse, quand elle m'a forcé à en violer une plus sacrée? . . . . J'y suis résolu: celui qui a pu trouver une raison d'être infidèle à [p. 275] son premier engagement, en saura bien trouver une autre pour l'être aussi au second."

Je n'entrerai pas dans de plus longs détails, Madame; en voilà bien assez sans doute pour faire rougir les hommes de l'état de dégradation où les passions peuvent les réduire. L'orgueil et l'amour luttent ensemble avec la même force entre Ernest et sa mère: tous deux, également aveuglés, ne voient plus la raison et ne se soucient plus de la vertu; ce n'est plus le bien qu'ils veulent, mais le contentement de leurs passions qu'ils demandent à toute force et à tout prix: quel indigne combat! ce n'était pas là ceux auxquels Ernest s'exerçait avant qu'il m'eût quitté.

Il y a ici une jeune personne qu'on m'avait peinte comme frivole et coquette, et dont je suis forcé d'admirer le bon sens et la douceur: Mademoiselle de Geysa ne quitte guère le chevet de sa tante et lui prodigue les soins les plus attentifs; mais ceux qu'elle donne à Ernest ont tant de charmes, elle unit en [p. 276] lui parlant tant de justesse, de vérité, à tant de grâces, que je m'étonne souvent qu'il ne daigne seulement pas lui répondre. On dit qu'elle est destinée au Comte Albert, et qu'il est digne de la posséder. Puisse un hymen si bien assorti servir d'exemple au monde, d'encouragement à la vertu, et faire rougir les hommes d'aller toujours chercher le bonheur au sein des passions insensées et des avilissantes erreurs.

Pour vous, Madame, je vous en conjure, ne vous inquiétez plus de mon sort: il n'y a point d'avenir pour celui qui ne peut aspirer à rien; ma situation doit me faire regarder l'obscurité comme mon asile et mon seul partage; il ne m'est permis ni de briguer la faveur des princes, ni d'aspirer à la main d'une femme vertueuse: en est-il qui ne rougît de s'allier à moi?

Pardonne, Madame, ces réflexions si douloureuses: quoiqu'elles ne diminuent rien de ma tendresse et de mon respect pour vous, peut-être n'est-ce pas à ma mère que j'aurais dû les confier.


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Page Last Updated 17 March 2004