Amélie Mansfield[Volume III, pp. 135 - 142] LETTRE C [Continuation III][p. 135] Il parcourt d'abord les rues adjacentes: elles sont désertes; il écoute et n'entend que le bruit confus des instruments [p. 136] de joie; il vole, le malheureux; il arrive sur le bord du Danube; il appelle Amélie; nulle voix ne répond: c'est le silence de la mort . . Il crie comme un insensé; sa tête est perdue; il implore du secours; plusieurs personnes l'entendent de loin, s'approchent et l'entourent. Il les conjure de se disperser sur les bords du fleuve pour découvrir une femme en domino noir. "J'en ai vu une qui courait il n'y a qu'un moment sur la rive à droite, a dit un homme qui arrivait: elle ne doit pas être loin." Ernest n'en entend pas davantage: il se précipite du côté qu'on lui indique; il regarde, il appelle encore Amélie; croit apercevoir un corps lutter contre l'onde; il se jete, plonge avec lui sous les eaux, ce n'était point elle; tout à coup il entend des cris retentir sur le rivage, il se hâte d'y revenir; on lui dit, qu'une femme vient d'être trouvée sans vie sur le sable: il vole vers elle, arrache le domino noir qui couvre [p. 137] sa tête, reconnaît Amélie, la croit morte et tombe sans mouvement auprès d'elle. Les gens qui les entourent, les transportent dans la misérable cabane d'un pêcheur; l'habit magnifique qu'Ernest portrait sous son domino leur apprend que c'est un homme d'un haut rang, et on s'empresse d'aller chercher du secours; un chirurgien arrive, il s'occupe principalement d'Ernest, dont l'extérieure marquait une opulence que n'annonçait pas le misérable vêtement d'Amélie. On a peu de peine à ranimer; il reprend ses sens, il ouvre les yeux et voit Amélie étendue pâle et glacée auprès de lui. "Monsieur! Monsieur! dit-il au chirurgien d'un air farouche, pourquoi me rendre à la vie avant de l'avoir rendue à cette femme? -- Amélie! s'écrie-t-il, et on a dit que ses cris faisaient frémir tous les spectateurs; Amélie, parle-moi, parle-moi donc! un seul mot encore, un seul adieu! . . Mais non, non, point [p. 138] d'adieu; je ne te quitte plus: tu vivras, ou nous mourrons ensemble. --- Monsieur, a-t-il ajouté en regardant le chirurgien d'un air menaçant, répondez: cette femme est-elle morte? -- Monsieur, je ne puis le dire encore; vous voyez que je m'occupe de la secourir; je ne sais point la cause de l'état où elle est, on ne peut presumer qu'elle se soit noyée, car ses habits ne sont pas mouillés. En effet, Albert, votre soeur n'avait point accompli son funeste dessein: arrivée sur le bord du fleuve, au moment de se précipiter, elle avait été arrêtée, non par la crainte de la mort, mais par celle de la colère divine; il semblait, nous a-t-elle dit, que Dieu m'attendit là pour me montrer toute l'étendue du crime que j'allais commettre; j'ai frémi, je n'ai point eu la force d'être si coupable; mais n'ayant point celle de vivre avec ma douleur, mes yeux se sont obscurcis, mon sang [p. 139] s'est glacé et je ne sais plus ce que je suis devenue. Quand Ernest et votre soeur ont été transporté dans la cabane du pêcheur, toutes les personnes que cet événement avait attirées se sont réunies autour d'eux: chacun formait des conjectures différentes sur ce qui se passait, et sur l'état de d'Amélie: on la croyait perdue sans ressource; Ernest écoutait tout en silence, ne repondait rien, et la main sur le coeur de sa bien-aimée, attendait dans un angoisse inexprimable, qu'elle donnât un signe de vie . . L'infortuné, il a attendu cinq heures! quand il a vu la respiration d'Amélie devenir plus libre et la chaleur se répandre dans tous ses membres, il l'a fait transporter dans une chambre particulière, avec le chirurgien et une femme pour la servir; on l'a posée sur un lit; il s'est tenu à l'écart à quelques pas: il voulait attendre qu'elle fût calme pour se présenter; mais au premier mot qu'elle a prononcé [p. 140], il s'est précipité à genoux près de son lit; en s'écriant d'une voix étouffée. "Elle vit! elle vit! Amélie m'est rendue!" A sa vue, à ce discours, votre soeur a soulevé sa tête et joignant ses deux mains, elle a dit: "Où suis-je! est-ce moi qui existe? est-ce lui qui est là? -- Oui, Amélie, oui, tu es rendue à Enest, à ton époux -- A Ernest! à mon époux! oui, c'est ainsi que cela devait être; mais le ciel ne l'a pas voulu. -- Il le veut, Amélie: tu vois bien qu'il nous a réunis; si de fausses apparences, si d'indignes calomnies ont pu me rendre suspect à tes yeux, je me justifierai et tu me croiras . . . -- Mes sens m'aurait-ils trompée? tu n'aimerais pas Blanche? . . . -- O mon épouse! a-t-il repris en la regardant avec des yeux pleins de larmes, tu as pu penser . . . Ah! quand tu sauras tout -- Ton accent, tes paroles, tes regards, a dit la douce créature, me persuadent: tu sais si ma confiance en toi a été entière; mais ces terribles mots que j'ai [p. 141] entendus doivent obtenir mon pardon. O mon Dieu! je te bénis: il était si affreux de mourir avec l'idée d'avoir perdu son amour!" Et elle est tombée dans les bras de son amant. Des larmes de joie et de tendresse ruisselaient sur les joues d'Ernest en me racontant ce moment de félicité: que doit-il être Albert, puisqu'ils assurent tous deux qu'il leur a fait oublier leurs malheurs? Pendant que tout ceci se passait, j'étais demeurée en proie à la plus vive inquiétude. Ma tante, surprise de ne point voir son fils, le demandait en vain; elle m'a trouvée pâle et sans masque, courant dans les salles et m'informant à chacun de ce qu'était devenu un masque que je dépeignais, ne soupçonnant que trop que ce ne pouvait être qu'Amélie. "Blanche, qu'avez- vous? s'est écriée ma tante; qu'est-ce qui vous agite ainsi? que cherchez-vous? serait-il arrivé quelque chose à mon fils? -- Oui, quelque chose de [p. 142] terrible sans doute: il est sort. -- Où est-il? où va-t-il? -- Il court après ce masque, cette femme. -- Quelle femme? que dites-vous? de qui parlez-vous? -- Ah, Madame! il dit que c'est elle -- Qui, elle? au nom du ciel, expliquez-vous: vous me faites trembler. -- Il n'est plus ici; envoyez tous vos gens après lui; tâchez de prévenir un malheur . . . . Amélie nous écoutait: elle aura mal interprété un discours innocent . . . . -- Amélie! Amélie! a répété ma tante avec effroi, Amélie serait ici? -- Je n'ai pas vu son visage; mais à l'émotion, à la fuite d'Ernest, je suis sûre que c'est elle qui était là tout à l'heure." Madame de Woldemar m'a quittée précipitamment; elle a fait appeler ses gens, leur a ordonné de chercher son fils dans toute la ville, et, hors d'état de commander à son trouble, elle s'est retirée dans son appartement. |