Amélie Mansfield[Volume III, pp. 148 - 155] LETTRE C [Continuation VIII][p. 148] J'ai bien vite cacheté le billet pour qu'on ne vît pas mon apostille. "Le ferai-je partir, Madame? ai-je demandé à ma tante. -- Assurément, a-t-elle répondu." Jai voulu le porter moi- même, dans l'espoir de questionner le commissionnaire d'Ernest; mais Madame de Woldemar, qui s'est doutée de mon dessein, a dit à ma mère: "Laissez-vous sortir Blanche, Madame? -- Non, il n'est pas nécessaire. [p. 149] Ne pouvez-vous pas sonner, Mademoiselle?" Je suis revenue sur mes pas en soupirant; j'ai tiré la sonnette; le domestique est venu et le billet est parti. "Je crois, ai-je dit à ma mère, qu'il serait à propos d'expédier un courrier au Comte Albert, pour lui apprendre que sa soeur est ici. Ecrivez un billet, et donnez-le à Fritz; il partira sur-le- champ." Je l'ai écrit; et comme alors j'ai eu la persmission de sortir, j'ai donné des ordres à Fritz pour qu'il fût dans toutes les villes où vous m'avez dit de vous écrire. En rentrant, j'ai trouvé le déjeuner servi; ma mère s'est approchée de la table et a versé du chocolat dont elle seule a goûté: ma tante et moi, occupées du même objet, quoiqu'avec des dispositions bien différentes, étions trop émues pour pouvoir ni manger, ni parler; en vain ma mère tâchait-elle d'engager la conversation en nous interrogeant, nous répondions par monosyllabes, et la conversation tombait. Il y [p. 150] avait bien une demi-heure que, fatiguée de ses inutiles efforts, elle avait pris le parti de garder aussi le silence, lorsqu'il a été interrompu par le bruit d'une voiture qui roulait dans la cour: mon coeur a battu violemment; j'ai regardé ma tante; elle a pâli, ses lèvres tremblaient. "La voilà! la voilà donc qui rentre dans ma maison, a-t- elle dit en levant au ciel ses yeux pleins de courroux." Pour moi, en pensant qu'Amélie était à quelques pas de moi, je n'ai pu me contenir plus long-tems; et m'elançant hors de la chambre malgré ma mère qui voulait me retenir, j'ai été bientôt au bas de l'escalier, où j'ai trouvé Amélie soutenue par Ernest. En me voyant, elle m'a tendu les bras, en s'écriant: "Ma cousine! O ma soeur! ai-je répondu en la pressant contre mon sein. -- Ta soeur, Blanche? ah! que ce nom m'est doux! Albert sera donc heureux." En parlant ainsi, elle a quitté le bras d'Ernest pour s'appuyer sur le mien, et un rayon [p. 151] de joie a ranimé ce visage pâle et abattu. "Où la conduirons-nous? ai-je demandé à Ernest: ma tante n'a point fait préparer d'appartement. -- Dans le mien, a-t-il interrompu vivement: n'est-elle pas mon épouse? -- Elle le sera sans doute, mais jusque là . . . . -- Jusque là ma mère ne me refusera pas, je pense, un autre logement dans sa maison? -- Assurément." Et nous avons monté chez Ernest. Amélie gardait le silence, et était si faible et si oppressée, qu'elle n'aurait pas eu la force de monter l'escalier, si Ernest ne l'eût portée dans ses bras. En entrant dans l'appartement, elle a fait quelques pas seule; et élevant ses mains vers ciel, elle a dit: "Je suis donc chez lui! -- Oui, mon Amélie! vous êtes chez votre épouse, a-t-il répondu en la faisant asseoir sur un canapé et se plaçant auprès d'elle, chez vous, dans votre maison." Elle a souri tristement; et puis tournant ses regards vers moi avec une douceur angélique: [p. 152] "Ah, Blanche! puisque mes soupçons furent injustes, puisque mon frère t'est cher, s'il était ici, s'il était entre nous deux, j'aurais encore un doux moment .. -- Chère Amélie! il viendra ce moment où nous serons tous heureux. -- Heureux . . ou tranquilles, a-t-elle ajouté avec un ton qui m'a fait frémir." J'ouvrais la bouche pour répondre, lorsque nous avons entendu venir quelqu'un; Amélie a tressailli. Ce n'est pas ma tante, ce n'est pas votre mère, Ernest! s'est-elle écrié avec effroi." Il se levait pour s'en assurer, lorsqu'un domestique est entré et m'a dit que ma mère me demandait. "Ma mère ne sait-elle pas que je suis auprès de ma cousine? -- Je l'ignore, Mademoiselle; Madame la Baronne m'a seulement ordonné de vous prier de monter auprès d'elle. -- Va, ma Blanche! m'a dit doucement Amélie; tu vois bien qu'ils ne veulent pas te laisser avec moi. -- S'il était vrai! a interrompu impetueusement Ernest." Et il s'est tu, [p. 153] comme ne voulant pas exprimer toute sa pensée. "Eh bien! s'il était vrai que feriez-vous, lui a demandé Amélie en le regardant avec inquiétude? -- Ce que je ferais! a répondu Ernest en contenant autant qu'il le pouvait sa bouillante impatience, à l'instant même je vous emmenerais d'ici avec Blanche; nous irions trouver Albert; et loin de la tyrannie, du despotisme de parens durs, orgueilleux et inflexibles, nous connaîtrions encore des jours heureux -- Cher Ernest! a-t-elle dit en élevant les bras vers lui . . " Mais l'attendrissement l'a empêchée de continuer; elle a penché sa tête sur mon épaule, et ce n'est qu'après un moment assez long qu'elle a ajouté: Cher Ernest! attendez encore quelque tems: il peut arriver de telles choses qui vous permettent de telles choses qui vous permettent de prendre un parti moins violent." Elle s'est efforcée de sourire en prononçant ces mots; mais, si je les ai compris, elle y attachait une bien funeste pensée. "Que fait-il répondre à [p. 154] Madame votre mère, a repris le domestique qui attendait toujours à la porte? Dites-lui, a repris vivement Ernest que dans ce moment Mademoiselle de Geysa ne peut pas quitter sa cousine. Allez," a-t-il ajouté avec un geste d'impatience. Nous sommes restés seuls, et alors Enest m'a raconté brièvement les détails que je vous ai donnés depuis l'instant où il avait quitté le bal, jusqu'à celui où il était rentré dans la maison; mais Madame de Woldemar ne m'a pas laissée long-tems à ce intéressant entretien. Le domestique est revenu m'annoncer que ma mère m'ordonnait de me rendre sur-le-champ auprès d'elle. Ernest m'a retenue par la main, mais Amélie m'a dégagée, en me disant tristement: "Va, ma Blanche! va, ne les irritons pas davantage." Je me suis levée, je l'ai embrassée plusieurs fois. "Un mot avant de te quitter, Blanche! Sais-tu où est mon frère? -- Oui, je le sais; nous en parlerons quand je reviendrai. -- Crois-tu [p. 155] donc qu'on te laisser revenir? -- Qui oserait l'en empêcher, a demandé Ernest? -- Qui? a répondu Amélie en le fixant avec tendresse, sa mère; une mère a bien des droits, Ernest! je les connais, je les respecte, je ne permettrai jamais qu'on les brave pour moi. -- Jamais . . . . jamais, a-t-il d'un air effrayé; et que deviendrions-nous donc si ma mère? . . -- Ne parlons point de cela maintenant, a-t-elle interrompu, je suis trop faible; mais j'espère, si Dieu m'en donne le courage, vous persuader que ce n'est point en offensant sa mère qu'on peut atteindre le bonheur." Elle a voulu se lever pour me conduire jusqu'à la porte; mais ses jambes tremblantes ne lui ont pas permis d'avancer; elle est retombée sur le canapé presqu'en défaillance. "Je vais lui envoyer des gouttes, ai-je dit à Ernest. -- Oui, et les femmes de ma mère pour la servir." |