Amélie Mansfield

[Volume III, pp. 159 - 167]

LETTRE CI



Blanche à Albert


Vienne, 5 Octobre, onze heures du soir.

[p. 159] Voici le premier moment de tout le jour que j'ai trouvé pour vous écrire: Oh quel jour, Albert, que celui-ci! Amélie a été bien mal, et je dois à ce [p. 160] danger la faveur de rester cette nuit près d'elle. Tandis qu'elle dort, je vais continuer à vous instruire de tout ce qui s'est passé.

Ce matin, vers dix heures, la femme de chambre de confiance de ma tante est venue ouvrir ma prison et me dire qu'on m'attendait pour déjeuner. En descendant l'escalier, je lui ai demandé si elle savait des nouvelles d'Amélie; elle a secoué tristement la tête . . . . "Ah! Mademoiselle Blanche, quel dommage! -- Quoi donc! ai-je repris avec effroi, que lui est-il arrivé? -- Ah! Mademoiselle! si jeune, si belle, être tombée dans la disgrace de tous ses parens! . . . . -- C'est la faute de ses parens. -- Oh! pardonnez-moi, Mademoiselle, les parens n'ont jamais tort; c'est ce qu'assure Madame la Baronne. -- Vous n'avez pas vu ma cousine, ai-je interrompu vivement? -- Ah! je voudrais ne l'avoir pas vue, Mademoiselle, je le voudrais; car depuis ce moment elle est toujours devant mes yeux. [p. 161] Ce matin, quand Madame la Baronne s'indignait contr'elle, je me la représentais comme elle était hier au soir, quand je lui ait dit qu'elle ne vous verrait plus: si touchante! si résignée dans sa douleur! à genoux devant Dieu qu'elle priait avec tant de pitié et de ferveur! .. . Mademoiselle, on n'a point le coeur méchant quand on prie comme cela." J'ai profité de cette bonne disposition pour l'engager à me laisser descendre un moment chez Amélie: "Ma tante ni mes parens n'en sauront rien, lui ai-je dit. -- Non, Mademoiselle, non, cela m'est défendu. Vous savez qu'entre monsieur le comte et cette dame les choses ne vont point comme elles devraient aller: on dit que ce serait un mauvais exemple pour vous." Mes instances ayant été inutiles, je lui ai demandé au moins si elle voulait se charger de faire partir la lettre que je vous avais écrite pendant la nuit. "Très- volontiers, Mademoiselle; de ce côté les choses sont [p. 162] bien: vous devez épouse M. de Lunebourg, il ne peut point y avoir du mal à ce que vous lui écriviez." Alors elle m'a quittée et je suis entrée chez ma tante.

Elle était au coin de son feu avec ma mère; elles parlaient d'un ton assez animé; elles se sont tues en me voyant: je les ai saluées; elles m'on fait un signe de tête assez froid, et on a servi le déjeuner.

Il était à peine fini, et je n'avais pas ouvert la bouche encore, lorsqu'une des femmes de Madame de Woldemar est entrée très-émue. "Monsieur le comte m'envoie vous dire, madame, que madame votre nièce est très-mal . . -- Cette femme n'est point ma nièce, a interrompu la baronne; cette femme ne m'est rien. -- O coeur barbare et cruel! me suis-je écriée hors de moi." Ma tante m'a regardée sans colère. "Je n'ai de nièce ici que vous, Blanche, m'a-t-elle dit; mais si la personne qui s'est à jamais rendu indigne d'un pareil [p. 163] titre et véritablement en danger, je ne m'oppose pas à ce que l'humanité vous inspire." Je n'en ai pas demandé davantage, et j'ai couru chez Amélie. Elle était sur un lit, pâle, sans mouvement et les chevaux épars. Le médecin qu'on avait appelé était à l'extrêmité de la chambre, et Ernest paraissait au désespoir. "O mon Dieu! mon cousin, qu'a-t-elle donc? -- D'horribles convulsions, d'effrayantes faiblesses! -- Et le médecin, que dit-il? quand il veut approcher d'elle, son mal semble redoubler; elle s'agite et le repousse." Je me suis avancée près du lit: "Amélie, ma soeur, m'entends-tu?" Elle m'a serré la main. "Au nom d'Ernest, au nom d'Albert, permets que le médecin examine ton état pour soulager tes souffrances." Elle a secoué la tête. "Non, non, a-t-elle dit une voix etouffée." Ernest est tombé à genoux devant son lit. "Amélie! s'est-il écrié douleureusement, Amélie, tu veux donc mourir? [p. 164] Ah, malheureux Ernest! a-t-elle répondu avec un soupir déchirant, crois-tu que je serais venue malgré ta mère dans cette maison, si ce n'avait pas été pour y mourir?" A ces mots elle est retombée dans une crise si longue et si terrible, que j'ai crue la voir expirer dans mes bras: mais au milieu de ses douleurs, quoique sa tête semblât perdue, chaque fois que le docteur tentait de s'approcher de son lit, elle jetait des cris, et ses bras se roidissaient pour le repousser." Qu'il ne me touche pas, criait-elle dans son égarement: Albert, mon vertueux frère, préserve-moi de lui . . Mon Dieu, épargne-moi . . . . que je meure avec mon malheur! . . . "Plusieurs mots unintelligibles se sont succédés: nous ne pouvions expliquer cette espèce d'horreur que lui donnait l'idée d'un secours, qu'en pensant qu'elle ne voulait pas être sauvée. A la fin, l'épuisement total des ses forces l'a rendue plus calme, et lui a donné même quelques heures de sommeil. Le médecin [p. 165] a profité de ce moment pour s'approcher d'elle, et après lui avoir long-tems tâté le pouls, il nous a assuré qu'avec une grande tranquillité de corps et d'esprit on pouvait espérer; mais que de trop vives impressions de peine la tueraient. Ernest lui a dit: "Docteur, passez chez ma mère, communiquez-lui tout ce que vous pensez de l'état de sa nièce; répétez-lui que de trop vives impressions de peine la tueraient; ajoutez que mon existence est attachée à celle d'Amélie: après cela, elle saura ce qu'elle a à faire pour nous conserver ou nous perdre tous deux." Il y avait dans l'air d'Ernest quelque chose de si sombre, qu'aussitôt que nous avons été seuls, j'ai cherché à lui donner quelques consolations; mais il m'a interrompue vivement: "Blanche, vous ne savez pas ce qu'il faut me dire, vous ne connaissez pas ma situation; je suis affligé, mais tranquille; et, tout en tremblant sur la vie d'Amélie, je suis moins malheureux [p. 166] que quand j'étais séparé d'elle; car à présent je suis sûr de ne plus la quitter . . . . non jamais, a-t-il ajouté d'un ton solennel." Alors il s'est levé; et, tombant à genoux au pied du lit d'Amélie, il a essuyé ses pleurs, en répétant d'une voix fabile: "Non, jamais, je le jure! puisque mon sort est irrévocablement lié au tien, quelqu'affreux qu'il soit, il l'est moins qu'il ne l'a été, et maintenant du moins je puis le supporter."

Le médecin est rentré. "Madame la baronne vous demande, monsieur le comte. -- Moi? Docteur: que me veut-elle? qu'a-t-elle à me dire? -- Je n'ai point osé l'interroger là-dessus. Lui avez-vous parlé de l'état d'Amélie? que vous a-t-elle répondu? -- Pas un mot. -- Pas un mot! quand sa nièce se meurt; et c'est-là ce qu'elle appelle de la grandeur d'âme! -- Irez-vous la voir, Ernest? lui ai-je demandé. -- Non; je ne quitterai point cette chambre tant qu'Amélie sera en danger: [p. 167] non, je n'irai point auprès d'une mère cruelle qui voit sans pitié l'inocence expirante: cependant, Blanche, allez auprès d'elle, dites-lui que son fils est prêt à tomber à ses pieds; mais qu'elle ne l'y verra qu'en consentant à recevoir Amélie dans ses bras. -- J'y vais. -- Dites-lui que je me regarde comme l'époux d'Amélie, qu'aucune puissance humaine ne me fera renoncer à ce titre sacré. -- Je lui dirai. -- Et revenez ensuite auprès de cette infortunée, vous presser avec moi contre son coeur, et l'entourer de tant de tendresse, que l'idée qu'il est des êtres inhumains qui la repoussent ne puisse pas l'approcher. -- Je reviendrai, Ernest, soyez-en sûr."


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Page Last Updated 20 April 2004