Amélie Mansfield

[Volume III, pp. 173 - 176]

LETTRE CI [Continuation II]



Blanche à Albert


Vienne, 5 Octobre, onze heures du soir.

[p. 173] Elle avait de la fièvre, et était beaucoup plus animée que le matin: Ernest avait obtenu d'elle de prendre les potions du docteur. "Quoi! ils t'ont permis de revenir, Blanche? a- t-elle dit en me voyant; leur colère est donc suspendue? -- Je ne sais, lui ai-je répondu, quelle est l'intention secrète de Madame de Woldemar; mais c'est de son aveu que je viens ici, et elle compte même y venir elle-même quand tu seras assez bien pour la recevoir. -- Qu'entends-je! s'est écrié Ernest; quoi! ma mère veut voir Amélie? O changement inattendu! ô ravissante espérance! Mon Amélie! si ma mére veut te voir, ce n'est que pour te nommer sa fille. Ah! qu'elle hâte ce [p. 174] fortuné moment. -- Non, non, qu'elle ne le hâte point, a interrompu Amélie, -- Pourquoi, ma bien-aimée, t'effraierais-tu du bonheur? . . Ce bonheur, a-t-elle dit tristement, ce bonheur ne vaudra peut-être pas tes espérances: crois-tu, Ernest, ne les échange contre lui que le plus tard que tu pourras. -- Ainsi, Amélie, tu refuses absolument de croire que nous serons heureux? . . Heureux! s'est elle écriée en pleurant; nous étions destinés à l'être, et c'est moi qui ne l'ai pas voulu: il fut un tems où ta mère n'aurait pas dédaigné Amélie, tu m'aurais nommée ton épouse sans rougir; mon frère ne serait pas errant et désespéré, depuis long-tems Blanche lui appartiendrait; ce pauvre orphelin que j'ai abandonné ne pleurerait pas sur sa coupable mère; enfin, a-t-elle ajouté en cachant sa tête dans le sein d'Ernest, ce qui fait aujourd'hui ma honte et ma misère ferait mon orgueil et ma félicité . . " Les larmes ont étouffé sa voix . . Après [p. 175] une assez longue pause, elle m'a parlé de vous: je lui ai dit que j'avais envoyé un courrier vous avertir qu'elle était à Vienne, afin que vous hâtassiez votre retour. "Ah! m'a-t-elle dit, que je puisse le revoir encore une fois, que j'obtienne son pardon, que le généreux Albert reçoive le repentir et l'adieu d'un coeur que l'orage des passions n'a pu distraire de l'amitié! O ma Blanche! tu feras le bonheur de mon frère, tu répareras tout le mal que je lui ai fait; tu as beaucoup á reparer." Je l'ai embrassée en silence.

Quand elle a vu que je voulais la veiller ainsi qu'Ernest, elle s'y est vivement opposée: pour la satisfaire, nous avions feint de nous retirer; et laissant une des femmes de la Baronne auprès d'elle, nous sommes passés dans la pièce voisine. Aussitôt que j'ai été seule avec Ernest, je lui ai demandé si Amélie lui avait dit quels motifs l'avaient déterminée à quitter la Suisse; ses réponses n'ont été ni claires ni précises [p. 176]; cependant elles ont suffi pour me prouver que j'ai mérité vos reproches, et qu'en cherchant à vous inquiéter en vous laissant croire que je pouvais plaire à Ernest, j'ai contribué à l'infortune de votre soeur. Ne croyez pas, Albert, que, pour m'excuser, je me rejette sur la pureté de mes intentions; assurément j'étais bien loin de prévoir les suites terribles de mon étourderie; mais j'aurais dû sentir que, même pour augmenter votre amour, je n'avais pas le droit de vous peindre l'amitié qu'Ernest me témoignait come un sentiment plus tendre. O mon Albert! quand je suis frappée des conséquences funestes que peut avoir ce que j'appelais une innocente coquetterie, s'il était possible que dans le cours de ma vie entière vous en ayez un seul mouvement à me reprocher, il faudrait me repousser loin de vous comme une créature indigne de l'estime de tous les coeurs honnêtes.


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Page Last Updated 21 April 2004