Amélie Mansfield

[Volume III, pp. 221 - 224]

LETTRE CV



Albert à Blanche


Vienne, 18 Octobre.

[p. 221] Il y a une demi-heure que je suis arrivé; je n'ai pas encore pu voir ma soeur; on me dit qu'elle repose. Vos lettres, l'air si triste de tous les gens de la maison, et surtout, l'abattement d'Ernest, m'ont porté les plus sensibles coups. Je n'ai pas osé interroger le médecin; je tremble de voir ma soeur, et je ne me sens point de courage pour recevoir la confirmation de l'arrêt que je redoute. Il y a eu dans tout ceci une fatalité effrayante. Les lettres d'Adolphe, qu'on m'a remises en arrivant, m'apprenaient qu'Amélie avait passé à Dresde; il me croyait ici sans doute, puisqu'il me les y a adressées: s'il avait su où j'étais, j'aurais pu revenir plutôt; si mon départ de Dresde [p. 222] eût été moins précipité, j'aurais pu rencontrer ma soeur; je l'aurais accompagnée, soutenue; et peut-être que la voix d'un frère outragé aurait eu quelque force auprès de Madame de Woldemar . . . . Mais qu'aurais-je pu dire de plus que les larmes d'Amélie et l'amour d'Ernest? . . . . Pauvre victime! comme tu t'es égarée! Mais, qui pourrait penser à tes torts en voyant tes douleurs? O ma Blanche! j'ai le coeur navré; il n'y a plus de joie pour moi au monde, et les malheurs d'Amélie sont les seules peines dont vous ne puissiez pas me consoler.

Je ne suis pas revenu seul; j'ai trouvé M. Grandson à Constance; il était comme moi sur les traces de ma soeur, et avait amené avec lui ce pauvre enfant qui deviendra votre fils, ma Blanche, si son infortunée mère lui est enlevée. J'ai trouvé votre courrier à Ingolstadt, et nous avons couru jour et nuit pour nous rendre ici. Que dira mon Amélie à son reveil, en apprenant [p. 223] que son fils, que son frère et son oncle sont près d'elle? Ah! si le plaisir d'être entourée de tout ce qu'elle aime pouvait la rendre à la vie, si tant d'amour pouvait lui faire oublier tant de haine! Mais puis-je avoir des espérances? Je la connais si bien! On ne sait point combien Amélie a de fierté; si elle paraît peu, c'est que dans ce coeur si tendre jamais elle ne tourne en ressentiment contre les autres, mais en blessures profondes que personne ne connaît, hors l'infortunée qui les souffre. Amélie n'endurera pas un regard de mépris; elle croit que tout ce qui l'entoure a le droit de la faire rougir; et du moment qu'elle a dévoilé sa honte, elle était sûre de mourir . . Ernest vient m'avertir qu'elle est éveillée; il va la préparer à me recevoir. Elle est si faible, qu'on ne lui annoncera encore que mon arrivée; pas un mot de son fils: on me prie même de lui fort peu parler. Mon amie, je serais moins inquiet, si je voyais [p. 224] Ernest plus agité; mais sa tristesse est morne, son abattement sans intervalle. Le médecin m'a dit qu'il avait la peau brûlante, que la fièvre ne le quittait pas . . . . Il le croit si malade, qu'il l'a conjuré de faire quelques remèdes; mais il a refusé, en lui disant avec douceur qu'il n'en avait pas besoin . . . . Il sait pourtant que les jours d'Amélie sont en danger: est-il donc résolu à ne pas lui survivre? . . . .

Amélie désire me voir . . . . Adieu, je vais auprès d'elle.


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Page Last Updated 25 April 2004