Amélie Mansfield[Volume III, pp. 229 - 236] LETTRE CVI [Continuation I][p. 229] Le désespoir d'Albert déchire l'âme; il y a quelques instans qu'il me montrait sa soeur assoupie sur un canapé où on l'avait transportée avec peine, et Ernest à genoux près d'elle, la tête penchée sur la main de son amante, dans une muette immobilité. "Les voyez-vous tous deux, me disait-il, s'approcher du repos qui les attend? encore quelques jours, quelques heures, peut-être, et ils ne se releveront plus, et leurs coeurs, que l'amour brûle encore, seront glacés par la mort. -- Eh quoi! craignez-vous aussi pour la vie d'Ernest? -- Comment, m'a-t-il répondu, n'êtes-vous pas frappé de son changement? ignorez-vous qu'une fièvre lente le consume, et ne voyez-vous [p. 230] pas sa résignation? en aurait-il s'il croyait quitter Amélie? Albert aurait-il raison, Madame? et faut-il attribuer ce courage qui m'etonnait à la certitude de ne pas survivre au malheur? Il est sûr qu'il s'est fait dans le caractère d'Ernest une révolution étrange: mon arrivée n'a paru lui faire ni peine, ni plaisir: il m'a reconnu, c'est tout ce que j'ai obtenu de son amitié. Il a perdu son impétuosité, le feu de ses regards est entièrement éteint; il semble n'avoir plus de vie que pour suivre tous les mouvemens d'Amélie; il na la quitte ni jour ni nuit; il ne dort plus, il ne mange point, il ne parle à personne, et à peine entend-il ce qu'on lui dit. J'ai voulu causer avec lui quelques momens en particulier: attaché au chevet d'Amélie, il a refusé de s'en éloigner d'un pas, et m'a même prié de ne pas le fatiguer par de vaines paroles. "Mais, lui ai-je dit tout bas, si votre mère s'appaisait, si j'étais chargé par elle [p. 231] de vous assurer qu'elle peut céder enfin . . . . ?" Il m'a regardé d'un oeil de doute, puis il a ajouté: "Je vous crois; ce n'est pas vous qui voudriez me tromper; mais à présent il est trop tard; regardez Amélie, et vous verrez qu'il n'est plus terms. -- Puis-je essayer de lui parler? -- Elle ne vous entendra pas; depuis un moment elle ne me répond plus. -- Peut-être dort-elle? -- Pas encore, m'a-t-il répondu avec un sang-froid effrayant." Je n'ai que trop compris le sens qu'il attachait à ces paroles; et sans insister davantage, j'ai entr'ouvert doucement le rideau d'Amélie; ses yeux étaient fermés; quelques gouttes de sueur coulaient sur son front pâle; sa respiration était courte et embarrassée. Ernest a jeté un coup d'oeil sur elle, s'est avancé pour recueillir son haleine, et puis, se rasseyant à sa même place, il m'a dit, sans changer de visage, mais avec un peu d'altération dans la voix? "J'étais bien sûr qu'elle vivait encore." J'ai [p. 232] pris la main d'Amélie, elle a paru insensible à ce mouvement, et quand j'ai retiré ma main, la sienne est retombée sans force sur le drap. Je me suis approché davantage, et baissant ma tête près de la sienne, je lui ai dit très-doucement: "Madame . . Amélie . . je suis Adolphe . . . . j'apporte le consentement, le pardon de Madame de Woldemar . . . . " Elle est demeurée immobile. "Vous entend-elle? m'a demandé Albert, qui était à l'autre bout de la chambre, dans l'attitude de la plus profonde douleur. -- Eh! pourquoi la réveillez-vous? s'est écrié M. Grandson avec un ton si brusque et si élevé qu'Amélie en a tressaillli; vous voyez bien que la pauvre enfant a besoin de sommeil." Mais il avait interrompu celui d'Amélie. Elle a ouvert les yeux et a regardé autour d'elle: j'ai cru démèler un peu d'inquiétude dans ce regard. Le rideau lui cachait Ernest; elle a fait un effort pour l'écarter; et en apercevant son amant, [p. 233] une douce joie s'est répandue sur tous ses traits. "Tu me fais aimer la vie, lui a-t-elle dit, il est affreux de te quitter. Pardonne aux faiblesses d'une mourante! mais quand je crains que la mort ne nous sépare, je ne puis me défendre de ses terreurs! . . . . . . et quand je regarde en arrière, Ernest, comment oser croire que ma vie sera récompensée d'un bonheur éternel? . . . Que suis-je, une pauvre créature bien criminelle: je n'ai pas su résister à l'amour, et j'ai répandu sur toute une famille l'opprobre et la douleur. -- Ma fille, a interrompu M. Grandson, ce n'est pas à vous à vous inquiéter de l'avenir, mais à cet homme qui vous a trompée (et il a montré Ernest); c'est lui seul qui a été coupable, c'est lui que Dieu punira. -- Lui! s'est écriée Amélie avec un effroi qui lui a prêté des forces; lui a-t-elle répété en jetant ses deux bras autour de son amant, comme pur le garantir de la colère divine: non, non, s'il est coupable [p. 234], je le suis aussi. Dieu juste! si nous t'offensâmes par notre amour, je t'offensai comme lui, et tu nous puniras ensemble!" A cet accent si tendre j'ai vu des larmes dans les yeux d'Ernest. "Sois tranquille, Amélie, lui a-t-il dit: dans ce ciel qui nous attend tout est bonté, tout est miséricorde; c'est là qu'un père veut pardonner, et nous ne serons pas séparés." Je l'ai interrompu. "Sur cette terre on pardonne aussi, Ernest; je vous ai déjà dit que votre mère ne s'opposait plus à vos voeux . . Amélie, elle consent enfin à vous nommer sa fille; ne voulez-vous pas vivre pour la nommer votre mère? -- Je le voudrais, car je suis sûre qu'elle se reprochera ma mort, et que cette idée empoisonnera ses jours; mais je ne le puis plus . . . . Cependant, dites-lui bien que ce n'est pas sa rigueur qui me tue, le coup part de plus loin; et si je n'eusse pas été coupable, j'aurais supporté mes adversités; mais vivre sans innocence, avoir perdu le contentement de moi-même [p. 235] et l'estime d'Albert, c'était trop pour moi . . . . O Ernest! pardonne si je n'ai pu me consoler de t'avoir tout sacrifié; mais la vertu ne m'était pas moins chère que ton amour; et, privée de l'une ou de l'autre, il fallait mourir." Elle s'est arrêtée pour reprendre haleine. "Ne parle plus, Amélie, lui a dit son frère, tu vas épuiser tes forces -- Ah! laisse-moi employer celles qui me restent à envoyer à ma tante des paroles de paix et de consolation . . . Ne dites-vous pas, Mr. de Reinberg, qu'elle consent à me nommer sa fille? Quel sacrifice, et qu'il a dû lui coûter! Après un consentement qui prouve tant d'amour pour son fils, je serais bien ingrate si je ne mourais pas en la bénissant . . . . Dites-lui bien que je n'accuse que moi de mes malheurs; dites-lui bien que le souvenir de la tendresse qu'elle me prodiguait dans mon enfance est le seul souvenir que je conserve . . . ." Ele s'est arrêtée une seconde fois. "Si votre tante pouvait [p. 236] venir recevoir cet aveu et ce pardon de votre bouche, vous ne refuseriez donc pas de la voir? -- Refuser de la voir! Ah! si le spectacle de ma mort ne devait pas lui être trop pénible, qu'il me serait doux, avant de mourir, de me sentir pressée une fois contre le sein de la mère d'Ernest!" Ce mot doit vous décider, Madame; je dépêche un courrier pour vous porter ma lettre; je la suivrai de près; demain matin, à la pointe du jour, je vais vous chercher et vous ramener ici: vous ne sauverez point Amélie; mais peut-être en la bénissant vous réconciliererz-vous avec vous-même, et peut-être aussi arracherez-vous Ernest aux funestes projets que je ne suis que trop sûr qu'il médite. |