Amélie Mansfield

[Volume III, pp. 247 - 252]

LETTRE CVIII [Continuation I]



Adolphe à Blanche


Vienne, 3 Novembre.

[p. 243] Je n'étais pas en état de la secourir: ce que je venais d'entendre avait anéanti toutes mes facultés. Dans ce triste univers je n'avais attaché mon coeur qu'à un seul être, et il m'était enlevé à la fleur de l'âge, sans que j'eusse pu l'embrasser une fois encore et lui dire un dernier adieu. Les gens de Madame de Woldemar vinrent pour l'arracher de ce lieu désespoir et la transporter sur un lit. [p. 248] Je ne la suivis point. Fixé à la place où je venais d'être frappé, je ne pouvais détacher mes regards de ce cercueil qui renfermait mon ami, mon seul ami, et aucune larme ne venait soulager la douleur qui m'étouffait. M. Grandson vint à moi, et me secouant la main: "Ils l'ont tuée, me dit-il, il n'y a plus de joie pour moi au monde; et ce pauvre enfant, ses sanglots le feront périr aussi." Il voulut le prendre dans ses bras; mais Eugène redoubla ses cris. "Laisse-moi, mon oncle, laisse-moi près d'elle; je veux la réveiller, pour qu'elle se lève et qu je puisse la caresser . . . . O ma mère! pourquoi dors-tu si long-tems et ne réponds-tu pas à ton enfant?" Je m'approchai du cercueil, et me mettant à genoux, je dis à Albert: "Puisque mon ami est là, ne pourrai-je pas le voir une fois, une seule fois encore?" Sans me répondre, Albert dit à l'enfant: "Ote-toi, je vais te la montrer, et il poussa le dessus de la bière. J'aperçus Ernest, pâle, défiguré, recouvert du [p. 249] drap mortuaire, et couché sans vie auprès de son épouse; cependant, une sorte de sérénité paraissait répandue sur leurs traits, comme s'ils eussent encore senti le bonheur d'être ensemble, et qu'ayant quitté l'existence au même instant, ni l'un ni l'autre n'eût connu le désespoir de se survivre. A la vue de sa soeur, le coeur d'Albert se brisa, et de profonds sanglots sortirent du fond da sa poitrine; il baisa le front glacé de l'infortunée en l'arrosant de larmes . . " Et maintenant, lui disait-il, que tu es parmi les anges, excuse moi auprès de mon père de t'avoir abandonnée . . Ame pure et généreuse! tu as pardonné, tu as béni ton frère; mais jamais, jamais il ne se pardonnera. Hélas! si je ne t'eusse point quittée tu vivrais encore tu vivrais pour celui qui a voulu mourir avec toi. Mais du moins tes voeux ont été exaucées: vous voilà unis pour toujours, couple tendre et malheureux . . Ernest, tu ne quitteras plus ton épouse . . -- O mon ami! me suis-je écrié avec un [p. 250] déchirement d'âme que je n'avais jamais éprouvé. La seule récompense de leurs longues douleurs, a repris Albert avec de nouvelles larmes, la voilà; unis ensemble, unis pour toujours." A ces mots, je me suis baissé vers le cercueil, et posant mes lèvres sur la main glacée de mon ami: Adieu, adieu, lui ai-je dit; tu es mort sans donner un souvenir à Adolphe, mais Adolphe conservera le tien jusqu'au dernier soupir: il n'aimait que toi dans le monde . . . . " Des cris se sont fair entendre, la porte s'est ouverte: c'était Madame de Woldemar, pâle, échevelée, dans un désordre effrayant. "Je veux voir on fils! répétait-elle; mon fils est à moi, c'est mon bien, on ne me l'ôtera pas." M. Grandson s'est avancé vers elle pour la faire sortir; elle l'a repoussé d'un air égaré, en reprenant d'une voix terrible: "Mon fils . . . . mon fils! . . . . je veux voir mon fils; qu'on me rende mon fils!" Alors, M. Grandson l'a prise rudement par la [p. 251] main, et la faisant tomber à genoux près du cercueil: "Tu le veux, le voilà: si on te le rend ainsi, n'en accuse que toi; contemple tes deux victimes, et jouis du fruit de ton implacable orgueil. -- C'est lui! . . . . c'est lui! je reconnais mon fils, s'est elle écriée dans un trouble toujours croissant; il est mort, et je ne l'ai pas vu! il est mort, et il a maudit sa mère! -- Du moins il l'aurait dû, a interrompu M. Grandson. -- Non, a dit Albert avec dignité, vos victimes sont mortes en vous pardonnant. En expirant, Amélie s'affligeait de vous avoir offensée, et vous demandait de l'aimer du moins après sa mort. Ernest, loin de vous reprocher ses maux, me conjurait de consoler sa mère, et de lui dire qu'il mourait en l'aimant: maintenant tous deux intercèdent pour vous auprès du juge suprême: allez donc, espérez en leurs prières, repentez-vous, et, s'il se peut, vivez et mourez en paix." Elle est demeurée un instant immobile; puis, levant les mains au ciel, elle a dit: [p. 252] "Dieu! je ne me plains point; ma peine est bien grande, mais je l'ai méritée! . .. . Mon fils . . . . Amélie . . . . . saintes et douces vitimes! vous n'avez point appelé la colère divine sur ma tête; mais le remords qui s'est placé là, a-t-elle continué en posant la main sur son coeur, ce remords qui me fait frémir à l'idée d'une éternité que je sens être inséparable de lui, ce remords vous vengera assez . . . ." En finissant ces mots, ses yeux se sont fermés, et il a fallu l'emporter une seconde fois dans son appartement.


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Page Last Updated 30 April 2004