Amélie Mansfield[Volume III, pp. 255 - 258] LETTRE CX[p. 255] Ah, Mademoiselle! de quelle triste et étrange cérémonie je viens d'être le témoin. Six jeunes filles qui se marient autour d'un cercueil, et les funérailles de deux amans au milieu d'une pompe nuptiale: tel avait été l'ordre d'Ernest. Lorsqu'il eut obtenu ici le consentement de sa mère pour épouser Amélie, il voulut consacrer un bienfait aussi inattendu, et donna au curé du lieu une somme assez considérable pour doter et marier six jeunes filles le jour où il épouserait Amélie, et ainsi chaque année en mémoire de ce jour de félicité; mais à Vienne, quand il eut perdu tout espoir, il pensa à sa fondation, et sûr de mourir avec Amélie, il voulut que la cérémonie du mariage se fît sur leur tombeau: on a cru devoir respecter jusqu'à cette volonté d'une âme malade et d'une imagination déjà en délire. [p. 256] Ce matin, les six jeunes filles vêtues de blanc, un crêpe noir au bras, et une couronne d'immortelles et de cyprès sur la tête, sont venues chercher le cercueil pour l'accompagner à l'église; Albert suivait, tenant l'enfant d'Amélie par la main; je soutenais le pauvre et inconsolable M. Grandson; les domestiques, les fermiers, les pauvres fermaient le cortège. A l'entrée du cimetière, l'ancien régisseur, Guillaume, a arrêté la marche et a dit en sanglotant: Voici le lieu, je reconnais la place où il n'y a guère plus d'une année, j'ai vu celle que nous pleurons aujourd'hui implorer la miséricorde divine pour la femme cruelle qui l'a mise au tombeau . . . . Elle était là, à genoux, les yeux élevés vers le ceil. "O mon Dieu! pardonne-lui, disait-elle . . . . . " Un gémissement unanime a interrompu Guillaume. Le malheureux Albert, pâle et baigné de larmes, s'est prosterné à cette place qu'on venait de lui montrer, "Ame généreuse! s'est-il écrié, maintenant réunie [p. 257] au sein de ton créateur tu dis encore: pardonne!" Alors l'ordre du cortège s'est rompu; chacun a voulu aller toucher la place consacrée par la bonté d'une créature céleste, chacun y portait une bénédiction et un hommage. J'ai vu une pauvre femme y appeler ses sept enfans: "Pleurez et priez, leur a-t-elle, dit, car celle qui vous a donné du pain n'est plus." Là se sont dévoilés plusieurs traits de la bienfaisance d'Amélie: et tout ce bien qu'elle avait fait, tout cet amour qu'elle avait inspiré, c'était avant son mariage, durant les courtes visites qu'elle faisait à Woldemar: que n'eût-ce pas été si on lui eût permis d'y revenir passer sa vie! . . . . " Nous aurions été trop heureux, a interrompu douloureusement un vieillard: j'ai vu notre jeune maître dans son enfance; il était alors dur, orgueilleux; mais il était revenu si humain et si bon! il n'est resté que peu de jours parmi nous: il était malade et affligé, et cependant il a pensé aux pauvres, et les a tous soulagés" [p. 258]. Plusieurs voix ont répété confusément: "Tous deux étaient des anges . . . . ils étaient faits l'un pour l'autre . . . . -- Aussi ne se quitteront-ils plus, a dit Albert en reprenant sa place près du char." Chacun a suivi son exemple, et le convoi est entré dans l'église. On a déposé la bière près de l'autel sous un drap mortuaire. Les six couples se sont rangés autour; ils semblaient plus occupés de leurs regrets que de leurs espérances. Toutes les jeunes filles pleuraient; et j'ai entendu l'une d'elles dire à sa compagne en montrant le cercueil: "Et nous aussi nous serons un jour comme ils sont là" |