Amélie Mansfield[Volume III, pp. 51 - 58] LETTRE LXXXIX[p. 51] Ce matin, je venais à peine de faire partir ma lettre, lorsque j'ai entendu une voiture dans la cour, et qu'un instant après le Comte Albert est entré dans ma chambre: je ne l'avais point vu depuis mon enfance, mais je l'ai reconnu sur-le-champ à sa ressemblance avec toi; ces traits chèris ont rempli mon coeur d'une telle émotion, que, sans considérer ce que je devais d'égard et de politesse au comte, je me suis précipité dans ses bras, en l'inondant de mes pleurs, et répétant: "ô mon frère! mon frère!" Cet accueil extraordinaire a paru le troubler: sans repousser mes caresses, il n'y a pas répondu; et, tombant sur une chaise qui était près de lui, il s'est écrié, en joignant ses mains vers le ciel: "Il est [p. 52] donc vrai! c'est lui!" J'étais oppressé; je voulais parler, et je ne le pouvais pas; je tremblais comme si j'eusse été devant toi. Je me suis appuyé sur la chaise de ton frère; j'ai pris sa main entre les miennes, et la portant contre mon coeur: "O Albert! lui ai-je dit, si vous saviez tout l'amour qui est là." Il a dégagé sa main, et m'a interrompu par ces mots: "Se peut-il qu'Amélie ait aimé Ernest, et qu'elle l'ait caché à son frère? -- Hélas! lui ai-je dit, a cet instant même, Amélie ignore encore que c'est Ernest qu'elle aime. -- Quoi! Monsieur, vous avez trompé Amélie? -- Oui, je l'ai trompée, et pendant bien long-tems. -- Vous avez trompé ma soeur, et vous l'avouez avec cette tranquillité! et vous ne craignez pas qu'un frère offensé! . . . . -- O Albert! ce n'est jamais avec tranquillité que je parle d'elle. Mais, pourquoi vous craindrais-je? croyez-vous aimer Amélie plus que je ne l'aime? croyez-vous que son bonheur [p. 53] vous soit plus cher qu'à moi? croyez-vous que tout le zèle de votre amitié eût pu décider ma mère à cette union? L'excès de mon amour y a réussi. -- Madame de Woldemar consent que vous épousiez ma soeur, a-t-il interrompu avec une extrême surprise! -- Si, après deux mois de séjour à Vienne, je persiste à vouloir cet hymen, elle a promis de ne plus s'y opposer. -- Vous ne me trompez pas, Ernest?" Ce soupçon m'a révolté; il a vu mon mouvement, et a continué d'un ton plus doux: "Vous avez bien trompé ma soeur. -- Cher Albert, lui ai-je dit, cette dissimulation, excusable dans les premiers tems, étant devenue presqu'un effort de vertu vers la fin, ne vous donne pas le droit de douter de ma franchise. -- Je veux le croire, a-t-il répondu. Il y a d'ailleurs dans votre air, votre maintien, vos discours, une sincérité et un abandon qui appellent la confiance; et maintenant que je suis tranquille sur le bonheur d'Amélie, puisque vous [p. 54] l'aimez et que vous avez obtenu le consentement de votre mère, racontez-moi tous les détails de cette étonnante aventure: je puis vous écouter avec calme." Je me suis assis près de lui; et, remontant au jour où tu me sauvas le vie, je lui ai peint tous ceux que j'ai passés près de toi. Sans doute la vérité, la chaleur de mon récit, l'ont touché, car plus d'une fois j'ai vu couler ses larmes. Je me suis étendu avec délices sur des souvenirs si doux: mais c'est surtout en parlant de tes vertus et de mon idolâtrie, que je ne pouvais me lasser de parler, ni ton frère de m'entendre. Enfin, quand j'en suis venu a l'instant où j'ai voulu t'engager à fuir, et aux touchans motifs de ton refus, il a saisi ma main en s'écriant: "Digne, excellente créature! comment as-tu pu taire à ton Albert un sacrifice qui, en t'élevant dans son estime, l'aurait rendu si heureux? . . . . Mais je le suis, je le suis beaucoup. Vous êtes digne d'Amélie; vous seul [p. 55] savez l'aimer comme elle mérite de l'être. Dans tout ceci, il n'y a que moi de coupable: avec plus de sévérité, je vous aurais épargné bien des douleurs à tous deux. En remplissant rigoureusement les devoirs que mon père m'avait imposés, je n'aurais jamais quitté ma soeur, je me serais opposé à son mariage, je l'aurais forcé à vous l'attendre; en vous voyant, elle vous eût aimé, et aucun nuage n'eût troublé vos destinées. -- Ne vous repentez pas d'une indulgence dont la cause était si généreuse, ai-je interrompu vivement. Si nul obstcle ne se fût placé entre nous, si l'excès de mon amour n'eût pas vaincu mon orgueil et celui de ma mère, Amélie ne saurait pas si bien à quel point elle est aimée." Il m'a regardé; des larmes roulaient dans ses yeux: "Ernest, m'a-t-il dit, que vos paroles me font de bien! Chère et bien-aimèe soeur! voilà le coeur qu'il te fallait; comment ne lui aurais-tu pas livré tout le tien? Enfin je te [p. 56] reverrai dans ta patrie, heureuse et honorée, et c'est à vous, Ernest, que je devrai un semblable bonheur: ah! comment jamais m'acquitter envers vous? -- Vous me donnez la main d'Amélie, et vous me le demandez! -- O Ernest! s'est- il écrié, en me serrant à son tour entre ses bras, qu'il m'est doux en vous nommant mon frère, de sentir qu'il est des destinées irrévocables auxquelles on ne peut échapper!" Albert est resté tout le jour avec moi; nous avons dîné tête-à-tête dans ma chambre; nous n'avons parlé que de toi; ton frère lui même n'avait que cette pensée, celle de Blanche ne l'a pas occupé un moment. Qui es-tu donc, femme céleste et incompréhensible, qui sais inspirer une amitié telle, que l'amour qu'on porte aux autres femmes ne saurait l'égaler? Ah! quand je vois avec quelle ardeur ton frère te chérit, puis-je m'étonner que, sans ton amour, l'univers et la vie ne soient rien pour moi? [p. 57] Ma mère n'a point vu le comte, parce qu'elle était incommodée; mais le sachant dans la maison, elle lui a fait faire des excuses et des complimens avec une bienveillance qui nous a charmés tous deux. A présent, Amélie, il ne manque plus à mon bonheur que d'avoir de tes nouvelles. Je calcule avec une inexprimable impatience tous les jours qu'il me faudra attendra pour recevoir la réponse à la lettre que je t'écrivis hier. S'il en est tems encore, envoie-la à ton frère à Dresde, qui se chargera de me la faire passer à Vienne, où je serai sans doute quand elle arrivera ici. Ne sachant point encore où nous logerons dans cette ville, ma mère se proposant même d'aller passer quelques jours à la campagne du Prince de B***, je ne veux point que tu m'écrives directement, car je préfere encore le retard de ta lettre à la crainte qu'elle ne s'égare. O ma bien-aimée! toi la plus chère moitié de moi-même! que ne puis-je, [p. 58] au gré de mes désirs, précipiter les mois, les heures, les instans qui me séparent encore de toi! Que ne puis-je vois briller ce jour qui doit nous réunir, ce jour de bonheur, de volupté, qui se prolongera jusqu'à la fin de notre vie, et peut-être au delà. Ah! si l'amour est le sentiment qui remplit le plus le coeur, c'est que c'est celui qui voit le plus loin dans l'avenir, et qui, portant avec la certitude que l'éternité même ne pourra user ses jouissances, ne l'envisage que comme le commencement d'une félicité sans terme. J'écrirai à ton oncle; je ne le puis aujourd'hui; je sens que si j'avais du tems encore, c'est à toi seule que je le donnerais; mais je lui écrirai; je veux obtenir son pardon: puisqu'il te chérit et que tu l'aimes, je veux l'aimer et lui être cher aussi. Adieu, mon Amélie, mon premier, mon unique amour, adieu. Quand cette heureuse lettre sera entre tes mains il y aura déjà bien moins de jours de désirs et de privations. |