Amélie Mansfield

[Volume III, pp. 93 - 103]

LETTRE XCVI



Adolphe à Albert


Dresde, 20 Septembre.

[p. 93] Monsieur le comte, elle ne m'a pas fait jurer de me taire avec vous, ainsi [p. 94] je puis sans manquer à la probité, vous apprendre que votre infortunée soeur est ici.

Hier, sur les cinq heures du soir, on m'apporte un billet d'une écriture tremblante et déguisée, par lequel on me prie de me rendre sur-le-champ à l'hôtel du Cygne pour une affaire importante: j'hésitais, parce que je trouvais dans cette invitation une sorte de mystère qui me répugnait; mais le domestique de l'hôtel m'ayant dit que la jeune dame était très-faible, très-malade, et insistait absolument pour me parler le soir même, je me suis décidé à le suivre.

On m'a introduit dans une chambre haute assez mal éclairée; une femme, les mains jointes, la tête penchée sur sa poitrine et dans l'attitude d'une profonde méditation, était à genoux sur une chaise basse près de la fenêtre, le dos tourné vers la porte. "Madame, lui dit le domestique en entrant, voilà la personne que vous avez demandée. -- C'est bon, répondit-elle sans [p. 95] changer de position; retirez-vous." Le domestique sortit: à peine l'eût-elle entendu fermer la porte qu'elle se leva brusquement, vint à moi, me regarda jeta un grand cri, et frappant ses mains l'une contre l'autre, tomba sur le parquet, en répétant à plusieurs reprises: "Ce n'est pas lui, ô mon Dieu! ce n'est pas lui!"

Ma surprise égalait à peine mon embarras: l'extérieur noble et décent de cette femme ne permettait aucune idée défavorable, et ses traits si beaux, sa douleur si touchante, commandaient impérieusement la respect et la pitié. J'hésitais à lui parler, je craignais de proférer des mots qui la blessassent; à la fin j'ai dit: "Si c'est Adolphe de Reinsberg que vous demandez, Madame . . . . -- Eh bien, Monsieur, a-t-elle interrompu en soulevant sa tête et me regardant d'un air égaré, si c'est Adolphe de Reinsburg? -- Vous le voyez devant vous, Madame; c'st moi qui me nomme ainis. Vous êtes Adolphe, [p. 96] a-t-elle repris en me fixant encore, vous êtes Adolphe? et lui, qui est-il donc? -- Qui, Madame, de qui me parlez-vous? -- De qui je parle? . . . . Ah! Monsieur, a-t-elle ajouté avec véhémence, au nom du ciel, que ce ne soit pas votre ami! nommez un autre que votre ami; je puis tout supporter excepté ce nom-là" . . . . Ces phrases extraordinaires, prononcées avec un accent qui l'était encore plus, ont fait naître mes soupçons: j'ai regardé plus attentivement cette jeune personne: sa coiffure était en désordre, ses cheveux couvraient son cou et une partie de sa taille, sa figure peignait le trouble, la crainte, la douleur; la sensibilité de son regard, et sa singulière beauté, m'ont fait penser qu'il n'y avait qu'elle au monde qui eût pu allumer la terrible passion d'Ernest: reculant de quelques pas, j'ai dit à mon tour: "C'est elle, non ce ne peut être une autre qu'Amélie!" A ce nom, elle s'est écriée avec l'accent de la terreur: [p. 97] "Il m'a nommé, il me connaît, il n'y a plus de doute, mon sort est accompli, je meurs de la main d'Ernest! -- Non, Madame, vous outragez mon ami: votre vie lui est plus précieuse que la sienne même, il est rempli de respect, d'amour . . . -- N'achevez pas, a-t-elle interrompu dans un inexprimable désordre, ne profanez pas ainsi le respect, l'amour, en les plaçant dans l'âme de ce perfide. Il me respecte, lui qui a pu tromper avec tant de bassesse et d'artifice un coeur innocent qui se livrait à lui tout entier! Dira-t-il qu'il fut entraîné malgré ses combats? qu'un irrésistible amour triompha de ses efforts? Non, il ne lui restera pas même cette excuse. Au moment où il me vit, il savait qui j'étais, et quel invincible obstacle s'élevait entre nous: il le savait si bien, que, pour pouvoir m'enlacer dans ses pièges, il me cacha son nom qui m'aurait si bien défendue contre lui. Qu'il m'ait aimée après, cela est possible: je veux bien croire [p. 98] encore qu'on ne parvient pas à feindre la passion qu'il a montrée; mais qu'il ait voulu me tromper quand rien ne l'y excitait, qu'il ait voulu me tromper de sang-froid, quand il voyait clairement que ma ruine serait la suite inévitable de ses artifices, c'est ce que la malheureux ne peut si nier à lui-même, c'est ce que sa conscience lui répétera à toutes les heures de sa vie jusqu'à la dernière . . . . Monsieur, a-t-elle continué en me saisissant le bras, ne me parlez jamais de l'amour de votre ami: la haine de sa mère m'a fait moins de mal. Je conviens, lui ai-je dit, qu'Ernest a été bien faible, bien coupable; mais par quels tourmens n'a-t-il pas expié ses torts! vos maux mêmes n'ont pas égalé les siens. Je l'ai vu prêt à perdre la raison, la vie; et si sa mère n'avait eu pitié de lui, si elle n'avait cédé . . . . -- Sa mère cédé! a-t-elle interrompu avec un cri de surprise, comme si le ciel s'ètait ouvert tout à coup devant elle. -- Oui, Madame, elle s'est [p. 99] engagée à vous nommer sa fille. -- A me nommer sa fille!" Et elle est demeurée immobile et comme en extase. "Vous êtes certain, vous me jurez que la mère d'Ernest consent à me nommer sa fille?" A cette question si positive, j'ai pensée à la dernière lettre que j'ai reçue de Madame de Woldemar, où elle persiste dans son refus; et trop sûr que rien ne pourra l'ébranler à cet égard, je n'aurais pu promettre son consentement irrévocable à Amélie sans me rendre coupable du plus vil mensonge. J'ai levé les yeux au ciel sans répondre; elle a frémi de mon silence; toutes ses espérances l'ont abandonnée. Après m'avoir fixé quelques momens, elle m'a dit avec le sourire amer de l'indignation: "Vous n'avez pas appris encore à tromper comme lui. -- Ah! n'accusez pas Ernest des torts de sa mère; je vous jure . . . Ne jurez point, a-t-elle interrompu, je ne crois plus aux sermens; je ne crois plus à la parole d'aucun homme; il [p. 100] n'y a dans leur coeur que trahison, duplicité, mensonge. Retirez-vous, Monsieur, je n'ai pas besoin de vous pour connaître mon sort. -- Non, Madame, je ne vous quitterai point sans avoir justifié Ernest . . . . -- Et croyez-vous que cela soit possible? a-t-elle repris avec un profond mépris; et quand cela serait, pensez-vous que je puisse ajouter foi aux assurances que vous me donneriez, vous, le complice de sa perfidie? Ah! il m'a guérie, guérie pour toujours de la confiance, a-t-elle ajouté en appuyant ses deux mains sur son coeur." Son reproche m'avait pénétré, car il était juste: j'ai voulu répondre, elle ne m'en a pas donné le tems: "Quittez-moi, Monsieur, je ne peux plus supporter la présence d'aucun homme; s'il est vrai qu'Ernest puisse avoir quelques excuses, ce n'est pas vous qui me le persuaderez; je n'en croirai que moi, et je sais quels moyens m'en instruiront. Allez, a-t-elle continué en me faisant [p. 101] un signe de la main, votre vue ajoute à mon supplice; retirez-vous." Elle était à genoux sur le parquet, le bras appuyé sur un fauteuil, où elle a caché sa tête en poussant des cris si plaintifs et si déchirans, que j'ai cru que son coeur allait se briser. J'ai voulu m'approcher d'elle m'a repoussé en s'écriant avec une sorte de terreur qui m'a glacé: "Ne me touchez pas, homme! ne me touchez pa!" Je me suis retiré vers la porte, et là, m'arrêtant un instant, je lui ai dit: "Ne puis-je donc rien faire pour vous?" A ces mots, elle a tourné vers moi son visage inondé de pleurs. "Vous pouvez me promettre, a-t-elle répondu, de taire à Ernest, à sa mère, que vous m'avez vue et que je suis ici; c'est le seul bien que je veuille et que je puisse recevoir de vous; je vous le demande de toutes les puissances de mon âme, et avec cette ardeur de prières qu'on adresse à Dieu; mais vous ne me l'accorderez [p. 102] pas; un coeur d'homme ne peut vouloir, en peut faire autre chose que le mal. -- Je vous jure de garder le silence avec Ernest et sa mère: vous ne désignez pas d'autre personne?" Elle n'a rien répondu. "Me permettez-vous de vous voir un moment demain; une explication serait nécessaire." Elle a fait signe que non. "Un seul moment: vous n'êtes pas en état de m'entre aujourd'hui; mais demain, peut-être que plus tranquille . . . -- Non, ce n'est pas encore demain que je serai tranquille, a-t-elle interrompu avec un si profond soupir, qu'il semblait sortir du fond de ses entrailles." Après une courte pause, elle a ajouté: "Souvenez-vous de votre promesse; s'il vous est possible d'y être fidèle, soyez-le: vous aurez de mes nouvelles demain: maintenant, je vous le répète, laissez-moi, j'ai besoin de repos; je me sens fort mal." Sa voix s'affaiblissait, j'ai craint qu'elle ne perdit connaissance; je me suis hâté de descendre pour envoyer [p. 103] une femme auprès d'elle; j'ai attendu une heure dans la salle basse de l'hôtel pour savoir de ses nouvelles; et quand j'ai été assuré qu'elle était mieux, et qu'on venait de la mettre dans son lit, je suis rentré chez moi, l'esprit troublé et le coeur malade de ce que je venais de voir.

Je pense que vous ne sauriez trop vous hâter de venir joindre votre soeur, peut-être obtiendrez-vous d'elle plus de calme, de raison et de confiance; en attendant je viens de lui écrire une lettre assez détaillée qui lui explique tout ce qu'Ernest a souffert pour l'amour d'elle depuis son retour; j'espère qu'elle me lira avec plus de sang-froid qu'elle ne m'écoutait, et que ce récit sincère versera quelques consolations dans cette âme désolée.

Je vous adresse ma lettre à Vienne, où vous êtes sans doute arrivé.


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 Page Last Updated 11 April 2004