Amélie Mansfield[Volume III, pp. 71 - 82] JOURNAL D'AMÉLIE[p. 71] Il était près de midi quand je suis arrivée au château. J'ai demandé Madame de Simmeren; on m'a dit qu'elle était malade, et qu'avant de m'introduire dans sa chambre, on allait s'informer si elle était en état de me recevoir. Je n'ai pas osé proférer le nom d'Adolphe: ce nom qui occupait seul ma pensée, que je croyais voir écrit sur tous les murs, a expiré sur mes lèvres, quand j'ai essayé de le prononcer: ma force n'a pas pu aller jusque là. Je suis restée seule dans le salon tandis qu'on a été avertir Madame de Simmeren. "S'il est auprès de sa mère quand on annoncera que Madame Mansfield est là, me disais-je, il va accourir." Et au moindre mouvement qui se faisait dans la maison, tout mon corps tremblait avec tant di violence, que je craignais de perdre [p. 72] connaissance: oui, je le craignais, car je ne voulais pas mourir sans l'avoir vu. J'ai entendu revenir quelqu'un: au moment où on ouvrait la porte, j'ai porté la main sur mes yeux pour ne pas voir qui entrait, et j'ai attendu avec une exprimable anxiété la voix qui allait parler: c'était celle du même domestique qui venait de me quitter; il m'apprenait que Madame de Simmeren avait appris mon arrivée avec beaucoup de joie, et m'attendait impatiemment. Je me suis levée, pour le suivre; mais, à l'entrée de l'appartement, je me suis arrêtée; je ne pouvais plus respirer. "Pourquoi trembler ainsi, me suis-je dit? Il n'est pas chez sa mère, assurément il n'y est pas." Cependant, avant d'entrer, j'ai demandé au domestique: "Madame de Simmeren est-elle seule?" Mais ma voix était si faible, si altérée, qu'il ne m'a pas entendue; et, n'osant me faire répéter, il m'a annoncée. A ce nom, j'ai entendu un cri; tout mon coeur a [p. 73] frémi; je me suis precipitée . . . . Madame de Simmeren était seule. "Est-ce vous, ma chère Amélie, m'a-t-elle dit en se soulevant de dessus le canapé où elle était couchée, et étendant ses deux bras vers moi, est-ce bien vous que je revois? Hélas! j'aurai donc encore un plaisir dans ce monde." Je l'ai embrassée en silence; et la considérant ensuite, je l'ai trouvée pâle, maigre, abattue; cette physionomie si tranquille, si gaie, qui l'embellissait il y a quinze mois, avait fait place à la tristesse la plus profonde. "Sont-ce les combats que son fils lui a livrés, qui l'ont mise en cet état, me demandais-je? Mais, s'il était vrai, me recevrait-elle avec tant de bonté?" Elle a vu sa surprise: "Vous me trouvez bien changée, m'a-t-elle dit; mais Amélie, ma figure l'est moins que mon coeur: il a reçu de terribles coups, bien terribles en effet, quand c'est la main d'un fils qui les porte." A ces mots j'ai [p. 74] pensé qu'Adolphe lui avait tout dit, à l'exception du nom de celle dont il était aimé. Je lui ai demandé où il était actuellement; elle m'a répondu: "à Dresde." Je l'ai regardée ensuite en silence, en attendant qu'elle s'expliquât: "Mon fils a détruit la paix de ma vie, a-t-elle continué: poussant la vertu jusqu'à la barbarie, il regarde comme un crime la faiblesse d'une femme tendre . . . . -- Comme un crime! lui! Adolphe!" Je n'ai pas pu continuer; tant de douleurs réunies ont saisi mon coeur, que je suis demeurée sans voix et presque sans mouvement. "Qu'avez-vous, m'a-t-elle dit avec intérêt, vous paraissez bien émue?" J'ai appuyé ma tête sur son épaule sans lui répondre, abîmée dans cette pensée: "L'homme que j'aime est-il cet Adolphe qui a prononcé de si cruelles paroles? et, si ce n'est pas lui, qu'est-il donc?" Et, par un mouvement involontaire, j'ai étendu la main [p. 75] comme pour repousser le fantôme effrayant qui, depuis la dernière lettre de Blanche, semble acharné à me poursuivre. Madame de Simmeren a pressé ma main avec tendresse, en me disant d'une voix caressante: "Ma jeune amie, je vous trouve bien changée aussi; auriez vous eu des peines? -- Des peines, ai-je repris avec un sourire amer; oui, j'en ai eu; elles m'ont rendue malade. -- Le séjour de la Suisse vous a donc été funeste? -- Oh beaucoup! beaucoup, Madame. -- Vous avez bien fait de la quitter. Et vous allez respirer l'air natal? -- J'ignore si j'oserai aller à Dresde -- Croyez-mois, mon enfant, n'allez pas vous exposer à de nouvelles humiliations; restez avec moi . . . . -- Quoi! Madame, ai-je interrompu, vous me garderiez chez vous malgré Madame de Woldemar? -- Eh quoi! Amélie, ne vous souvenez-vous plus que je vous l'ai déjà proposé une fois? -- Et vos dispositions n'ont point changé? -- [p. 76] Hélas! mon Amélie, depius que je n'ose compter sur l'amour de mon fils, imaginez avec quelle ardeur j'ambitionnerais de vous fixer ici; mais peut-être que je fus autrefois trop coupable, pour que vous me jugiez une amie digne de vous -- Ah! Madame, ne me parlez pas ainsi, me suis-je écriée en cachant dans mes mains mon front humilié. -- Pourquoi parlerais-je autrement, Amélie? je n'ai pas assez perdu le goût de la vertu pour ne pas rendre justice à la vôtre. -- C'est assez . . . . assez, ai je interrompu, ne pouvant plus endurer des éloges qui redoublaient ma honte. -- Bonne Amélie, mon repentir vous toucher; vous m'avez vue plus tranquille jadis. Hélas! je touchais à la fin de ma vie sans avoir senti mes torts; mais le premier regard de mon fils me les a fait connaître; et la punition, pour avoir tardé long-tems, n'est arrivée que plus terrible . . . . Malheureuse mère, d'avoir à me reprocher [p. 77] l'infortune de mon unique enfant! malheureuse mère! d'avoir donné le jour à une créature qui maudit ce funeste présent, et ne voit dans sa naissance qu'un opprobre! plus malheureuse mère encore d'être regardée comme criminelle par mon propre fils! O Amélie! soyez toujours sage: si une passion vous poussait jamais hors des bornes du devoir, pensez à moi; que mon exemple vous effraie, et souvenez-vous bien que de tous les malheurs, le plus affreux sans doute est de donner la vie à une créature qui a le droit de vous mépriser." Pendant qu'elle parlait, je sentais palpiter dans mon sein . . . J'écoutais l'horrible prophétie, et je ne mourais point . . . . Tout à coup un désespoir violent m'a saisie; je me suis levée brusquement pour sortir. "Où allez-vous donc, m'a-t-elle demandé en faisant un mouvement pour me retenir? -- Je vais faire préparer une chaise et demander des chevaux. -- Mais votre projet, Amélie, ne peut [p. 78] être de me quitter sitôt? -- Dans une heure. -- Ah, mon Dieu! ma chère, que m'annoncez-vous? venez, je vous en conjure, venez vous asseoir un moment près de moi." Je suis retournée à ma place. "Je vous assure, Amélie, que vous n'êtes pas bien, et que je ne vous laisserai pas partir; vous êtes extraordinairement pâle, et vous paraissez souffrante. -- Oui, je le suis; oui, je souffre beaucoup; mais mon mal a besoin de mouvement, et je ne puis m'arrêter plus long-tems. -- Ma chère enfant, en vous voyant, mon premier sentiment a été de vous confier mes peines; mais je me trompe fort, ou vous ne me dites pas toutes les vôtres." Je n'ai pas répondu. "Vous ne me direz donc rien?" J'ai secoué la tête. "Et vous allez donc me quitter, ma fille?" A ce nom, j'ai retrouvé des larmes, et je me suis précipitée à ses genoux en m'écriant: "Ah! Madame, quel nom! moi, votre fille! et vous l'auriez voulu! -- [p. 79] Hélas! mon Amélie! si le ciel m'en eût donne une pareille, j'eusse été trop heureuse; mais je ne la méritais pas." Après cette réponse, il n'aurait plus dû me rester aucun doute sur la perfidie de celui qui avait pris le nom du fils de Madame de Simmeren. Cependant, il m'est venu une idée que j'ai voulu éclaircir; et levant une main vers le ciel, j'ai dit à l'intéressante amie qui fixait sur moi ses yeux baignés de pleurs: "Jurez-moi, au nom de ce Dieu qui punit les parjures, de ne jamais révéler à personne les demandes que je vais vous faire, et le secret que vous allez deviner peut-être -- Je m'y engage, a-t-elle repris en me regardant avec surprise. Eh bien, dites-moi: si votre fils m'eût aimée, et qu'il eût désiré s'unir à moi, lui auriez-vous refusé votre aveu? -- Moi! s'est-elle écriée, frappé d'un profond étonnement, je me serais refusée à un noeud qui eût assuré le bonheur du reste de ma vie! -- Mais croyez-vous que le [p. 80] consentement de Madame de Woldemar lui eût semblé aussi necessaire que le vôtre? -- Infiniment davantage, Amélie; car il estime bien plus sa bienfaitrice que sa mère; il lui doit tout ce qu'il est. -- Dieu soit béni! me suis-je écriée, il me reste encore un espoir; la peur de m'effrayer l'aura empêché de faire connaître tout l'empire que la reconnaissance exerce sur son âme: peut-être est-ce encore Adolphe. -- Expliquez-vous mieux, a interrompu Madame de Simmeren avec beaucoup d'agitation. Vous connaîtriez mon fils? il vous aimerait? -- Ne m'interrogez pas davantage; souvenez-vous du secret que vous m'avez promis, et laissez-moi partir. -- Au nom du ciel! parlez-moi. Je ne le puis à présent: quand je saurai quel est mon sort, je vous l'apprendrai, je reviendrai ici. -- Hélas! ma fille, si vous tardez long-tems, peut-être ne me retrouverez-vous plus. -- Ah! lui ai-je dit, que savons-nous si le tombeau ne me [p. 81] recevrai pas avant vous? -- Amélie vous avez une consolation que je n'ai plus; vous êtes sans remords; votre douleur n'est pas comme la mienne. -- Comme la vôtre! me suis-je écriée hors de moi; et mille fois plus affreuse!" Mais, en proférant ces mots, qui dévoilaient presque ma honte, je me suis élancé hors de la chambre. Madame de Simmeren, quoique faible, a voulu courir après moi. "Amélie, me, disait-elle, écoutez; j'ai un soupçon, un mot l'expliquerait . . . . " Ce mot, j'ai tremblé de l'entendre; j'ai fui avec plus de rapidité, et me suis jetée dans ma voiture, qui m'a emportée ici. Adolphe est un homme dur, sévère, qui juge impitoyablement les erreurs qu'entraîne une irrésistible passion! Adolphe n'a point dit à sa mère qu'il aimait, il ne lui a pas prononcé le nom d'Amélie! . . Non, tu n'es pas Adolphe . . Qui donc es tu, être terrible! qui ne t'es approché de moi que pour [p. 82] consommer ma ruine, et m'abandonner ensuite à une inconsolable douleur? . . Oh! ce mot de Madame de Simmeren, ce soupçon qui erre autour de moi comme une ombre menaçante! . . S'il était des destinées écrites dans le ciel; si, du fond de sa tombe, mon inflexible aïeul avait su m'atteindre, et punir ma désobéissance par cette main même . . si cet homme était! . . Non, non, je ne le tracerai point ce nom fatal . . Lui! il serait le père! . . O mon Dieu! si c'est là mon sort, permets-moi d'aller à toi avant d'avoir connu tout l'étendue de mon malheur. |