Amélie Mansfield[Volume III, pp. 106 - 114] Continuation du Journal d'Amélie[p. 106] Maintenant, je n'ai plus rien à apprendre; tout est éclairci, et ma misère va finir. Adolphe a voulu me tromper aussi; Madame de Woldemar avait cédé, disait-il: elle, céder! et l'univers n'était pas changé! Mais que pouvais-je attendre de l'ami d'Ernest, si ce n'est le mensonge? J'ai été à Woldemar; je voulais me cacher chez Guillaume, voir Ernest et expirer à ses yeux sur la tombe de mon père; mais Ernest était absent, et Guillaume n'y était plus: ils l'ont chassé, ce bon, ce respectable [p. 107] Guillaume, dont les cheveux avaient blanchi à leur service; ils l'ont chassé parce qu'il m'aimait, et Ernest ne l'a pas défendu! En voyant le château désert, cet homme inconnu qui venait m'ouvrir la porte extérieure, cette famille nouvelle qui habitait la demeure de Guillaume, et ma figure étrangère à tous ceux qui m'entouraient, j'ai cru sentir un commencement de mort, et en mettant le pied sur le seuil de la porte, j'ai été frappée de l'idée que je ne le repasserais que dans un cercueil. Le nouveau régisseur s'est informé avec politesse de ce que je désirais. "Je voulais voir le Comte Ernest. -- Il est partir pour Vienne depuis quinze jours, avec sa mère." A cette nouvelle, il m'a semblé qu'il ne me restait rien à demander; mais je n'avais plus de force; je me suis assise sur un banc de pierre; en jetant les yeux autour de moi, je me suis vue entourée de tous les témoins muets de jeux de [p. 108] mon enfance: ce grand orme qui me couvrait de ses rameaux, cette volière où je nourrissais des colombes, tout me rappelait un souvenir, et moi, j'étais oubliée! ah! qu'il est douloureux de revenir au lieu qui nous vit naître sans y être accueillie d'un sourire et d'un regard d'affection. Toute la famille du régisseur s'était réunie, et me regardait avec curiosité, en attendant que j'expliquasse ce que je voulais. A la fin la femme a rompu le silence: "Madame connaît donc le Comte Ernest, m'a-t-elle demandé? -- Oui, lui aj-je répondu en levant les yeux: on m'a assuré qu'il avait été malade? -- Très-malade; il a pensé mourir. -- En vérité? ai-je dit avec autant d'effroi que si j'avais eu quelque chose à craindre encore. Et quelle maladie avait-il? -- Il était comme fou; il ne connaissait personne: on disait que cela venait du chagrin d'être brouillé avec sa mère. -- Et pourquoi l'était-il? -- Nous n'en savons rien, a interrompu [p. 109] le régisseur . . -- Oh! moi je le sais bien, mon père, a repris une jeune fille en souriant. -- Eh bien! mon enfant, venez me le dire, ai-je ajouté en la prenant par la main. -- Eh bien! Madame, c'est que Madame le Baronne voulait marier son fils à sa fantaisie, et que lui voulait se marier à la sienne . . . Vous êtes un sotte, a reparti le père; car vous savez bien qu'ils sont partis de la meilleure intelligence du monde, et qu'avant son départ, Madame la Baronne nous a annoncé que c'était pour conclure le mariage de son fils avec la princesse de B . . . . " A ces mots, j'ai regardé le ciel en silence, sans plainte ni larmes, et le défiant de pouvoir augmenter mon infortune, lorsque la jeune fille a ajouté: "Et moi, je suis sûre qu'il ne reviendra que marié avec Mademoiselle Blanche. Si vous saviez comme ils s'aimaient! Depuis qu'il était malade, elle ne quittait pas le château; et il n'était malade que parce que sa mère [p. 110] ne voulait pas la lui donner pour femme: elle l'a veillé plusieurs nuits; et chaque fois qu'on m'envoyait porter quelque chose chez monsieur le comte, je la trouvais dans sa chambre, et elle le regardait d'un air si aimable et si doux! oh! ils seraient bien heureux ensemble. -- Cela se peut, a dit le père d'un ton sec; mais si Madame la Baronne en a ordonné autrement, il faudra bien obéir, et monsieur le comte tout le premier." Je n'en ai pas entendu davantage; une sueur froide m'a glacée, je suis restée quelques heures sans connaissance . . . . Cependant, je ne croyais pas précisément ce qu'on me disait; je ne croyais pas que Ernest fût amoureux de Blanche; mais peut-être avait-il séduit le coeur de cette faible créature comme il avait séduit le mien: peut-être, à cette heure, Albert gémissait-il, comme sa soeur, victime d'une lâche trahison. Je ne reprochais point au ciel le malheur qui [p. 111] m'accablait; je ne l'avais que trop mérité; mais le vertueux Albert, de quoi le punissait-il? En revenant à moi, je me suis retrouvée, dans la cour, l'objet de la froide pitié de tous ces étrangers, qui croyaient me secourir en me rendant à la vie. Je me suis hâtée de m'éloigner d'eux, emportant avec moi l'espérance qu'un jour viendrait où l'on ne me réveillerait plus. Dis, Ernest, de tous les malheurs qu'on m'annonce, auquel fait-il croire? et quel est le moins affreux? Je n'ai point oublié que Blanche mandait à Albert qu'elle se flattait de te plaire, et d'exciter de vifs regrets dans ton coeur . . . Mais non, je ne puis le croire; quelque grande que soit ma faute, elle n'a point mérité un tel châtiment . . . C'est bien assez d'avoir perdu ton amour; oui, je l'ai perdu, et je ne dois point m'en plaindre, puisque je t'avais donné le droit de me mépriser; ou, je l'ai perdu, car tu es à Vienne avec ta mère sans que j'en sache rien, [p. 112] sans que, depuis trois mois, tu aies songé à m'écrire une seule ligne; tu voyages avec ta mère, tu dors en paix, tu souris peut-être tandis que tu me sais plongée dans des douleurs sans mesure et sans terme. Quoi! pas un mot de pitié après tant d'amour! Que ne me disais-tu seulement: Je suis Ernest? Ne savais-tu pas qu'il me suffisait de ce nom pour me faire renoncer à toi? Pourquoir m'obliger à venir chercher moi-même mon arrêt? pourquoi m'exposer à périr misérablement, loin de tous les miens? pourquoi te rendre coupable d'un plus grand crime que celui dont Dieu me punit aujourd'hui? Tu te rassures par l'dée que ma folle passion ne me quittant qu'avec la vie, je n'exhalerai point mon dernier soupir sans prononcer ton pardon; mais penses-tu que l'innocent orphelin auquel tu m'as arrachée, te pardonne aussi? Que répondras-tu, quand il viendra te demander ce que tu as fait de sa mère? Et cette autre créature que tu auras assassinée avec moi, [p. 113] tu n'en auras donc été le père que pour en être le bourreau? Oh! que je suis épouvantée de ton avenir! C'est sur toi que je pleure; car enfin, j'en suis sûre, tu as aimé Amélie, et tu ne verras pas d'un oeil sec ses infortunes et son tombeau; oui, quand la pierre sous laquelle je dormirai frappera tes regards, tu ne penseras point, sans larmes, que c'est là l'asyle où tu as précipité avant le tems celle qui avait sauvé ta vie, et qui t'avait donné la sienne. Puisse alors, du moins, le souvenir de ce que j'ai souffert éveiller dans ton coeur un repentir si vif, si profond, qu'il expire ton parjure aux yeux du suprême Juge! A ce moment, songe qu'Amélie intercédera pour toi auprès de lui. Ernest! Ernest! celle qui t'a tant aimé ne voudra jamais ton éternel malheur. Je n'ai point oublié que tu as voulu fuir avec moi, que tu m'as proposé de nous ensevelir ensemble dans un coin ignoré de l'univers; je t'étais donc [p. 114] chère alors? Ah! comme ce souvenir me rattacherait à l'espérance, si je ne sentais pas qu'une créature déshonorée est indigne du bonheur et de toi, et que tu n'aurais pu l'élever au rang de ton épouse sans rougir aux yeux du monde et aux tiens! Hélas! malgré les apparences qui t'accusent, et tous les faits réunis contre toi, il me semble que si j'étais innocente je ne te croirais pas infidèle; mais j'ai mérité que tu le sois, et ma faute me répond de mon infortune . . . . N'importe, un doute s'est élevé dans mon coeur, et mon sort demeura encore suspendu. Je veux aller à Vienne, je veux te voir, te parler, et recevoir mon arrêt de ta bouche. Ah! fût-il celui de ma mort, je ne me plaindrai point! je serai près de toi, j'entendrai ta voix, mes mains toucheront les tiennes; il ne sera pas amer alors de mourir. |