[Une retraite et l'éducation de Caroline, Volume I, pp. 1 - 17] [1] CAROLINE DE LICHTFIELD, à peine âgée de quinze ans, revenoit un soir d'une noce de village. Ses seize quartiers, le rang de son père, ministre et grand chambellan du roi de Prusse, une fortune immense, n'empêchoient point Caroline de regarder les villageois comme des hommes, d'égayer sa retraite en se mêlant à leurs jeux, de les animer par sa présence, de partager leurs innocens plaisirs. [2] Le coeur encore ému du bonheur des époux, de leur bruyante joie, des danses sous l'ormeau, de la collation champêtre, Caroline en arrivant se jette dans les bras de la chanoinesse de Rindaw, et lui dit avec feu: -- Oh maman, maman, comme c'est joli une noce! pourquoi donc ne vous êtes-vous jamais mariée? Cette question et le titre de celle à qui elle étoit adressée, disent assez que ce nom si doux de mère étoit donné par l'amitié et non par la nature. Caroline de Lichtfield n'étoit pas même parente de la baronne de Rindaw. Mais si l'attachement le plus tendre, si les soins les plus assidus peuvent quelquefois remplacer ceux d'une mère, jamais on n'eut plus le droit d'être appelée maman. Caroline avoit perdu la sienne en naissant. Elle ne lui devoit que la vie: combien elle devoit plus à la bonne chanoinesse! Depuis l'instant où celle-ci avoit pris cet enfant chez elle, occupée d'elle seule, [3] n'existant que pour sa chère Caroline, elle s'étoit consacrée entièrement à son éducation; mais elle en étoit bien récompensée, par les grâces, les vertus, l'amour de sa fille adoptive. Chaque jour augmentoit leur amitié mutuelle. A mesure que la raison et la sensibilité de Caroline de développoient, elle sentoit tout ce qu'elle devoit à son amie; et la reconnoissance et l'habitude serroient un lien plus fort peut-être que ceux de la nature. Mais l'âge et la légèreté de Caroline n'avoient pas encore permis d'y joindre la confiance: elle ignoroit donc les motifs de la retraite, du cèlibat de sa vieille amie, et même de son séjour chez elle. Un sourire équivoque redouble sa curiosité; elle répète plus vivement encore sa question. -- Ma bonne maman, pourquoi ne vous êtes-vous mariée, pourquoi ne suis-je pas tout de bon votre fille? Je ne vous aimerois pas mieux, mais il me semble que vous seriez plus heureuse. [4] La chanoinesse s'attendrit, embrassa son élève. -- Ma chère fille! . . . Oui, tu devois l'être . . . Oui, je méritois ce bonheur; et si ton père . . . Mais c'est une trop longue histoire . . . une autre fois. Annoncer une histoire à une fille de quinze ans; et ne pas la lui raconter, c'est une chose impossible. Voilà Caroline à genoux. Elle prie, elle presse, elle joint ses petites mains avec ardeur, elle baise celles de la plus tendre des aimes; et cette amie qui ne pouvoit rien lui refuser, qui d'ailleurs aimoit beaucoup à parler, et surtout d'elle - même, qui depuis long-temps n'avoit de confidens que les arbres de ses bosquets, cède enfin, et raconte très-longuement à Caroline, attentive à l'écouter, ce que nous allons abréger autant qu'il nous sera possible. La baronne de Rindaw n'avoit pas toujours vécu dans la retraite. Première dame d'honneur de la reine, sa beauté faisoit jadis grand bruit à la [5] cour, et lui valut bien des hommages. Elle distingua bientôt, dans le nombre de ses adorateurs, le baron de Lichtfield, depuis père de Caroline, mais alors jeune, libre, et, au dire de la tendre baronne, le plus beau, le plus séduisant, mais le plus perfide de tous les hommes. Pendant plusieurs années, ils filèrent ensemble la passion la plus vive, la plus pure, la plus désintéressée. Aimée comme elle aimoit, content de régner sur un coeur aussi fidèle, elle attendoit sans impatience que de légers obstacles qui retardoient leur union, fussent levés, et lui permissent enfin de pouvoir couronner l'amour et la constance de con cher baron. Une amie intime, sa compagne et sa confidente, ajoutoit encore à son bonheur. Elle jouissoit de tous les plaisirs du sentiment; et en attendant l'instant d'être la plus heureuse des femme, elle étoit la plus heureuse des amantes et des amies. [6] Cette amie qu'elle chérissoit si tendrement, acquit à cette époque un héritage immense et inattendu. La baronne partagea vivement sa joie, et le chambellan plus vivement encore; car, huit jours après cet éveement, une belle lettre, signée par son fidèle amant et par sa tendre amie, lui apprit qu'ils étoient mariés. A cet endroit du récit de la baronne, Caroline jeta un cri et se cacha le visage dans ses deux mains. La chanoinesse chercha au fond d'un tiroir cette fatale lettre, moins effacée par le temps que par ses larmes. Elle la lut; et Caroline, la douleur dans l'âme, disoit en gémissant: C'est mon père, c'est ma mère qui vous ont rendue si malheureuse! . . . Ah! comment pouvez-vous m'aimer? Chère enfant, je serois trop injuste si je t'en rendois responsable; je le serois même d'en vouloir encore à tes parens. Ta pauvre mère a bien expié ses torts par sa mort prématurée; ton père a voulu les réparer; et toi, ma [7] Caroline, ne fais-tu pas le bonheur de ma vie? Puis-je m'affliger d'une union que t'a donné la naissance? Crois plutôt que je la bénis tous les jours. T'aurois-je raconté cette histoire, si je n'avois pu justifier tes parens à tes yeux? Aime ton père, ma fille; respecte la mémoire de ta mère; écoute la fin de mon récit et console-toi. Un doux sourire effaça l'impression du chagrin sur le charmant visage de Caroline. Elle baisa la main de son amie, se rapprocha d'elle; et l'écouta avec encore plus d'attention. La chanoinesse fit à son élève un détail circonstancié et tout-à-fait pathétique de sa profonde douleur à la réception de cette lettre; de la résolution qu'elle prit à l'instant même de quitter pour jamais le cour et le monde, de fuir tous les hommes, de renoncer au mariage, et d'ensevelir dans la plus profounde retraite et ses charmes et son désespoir. Cette résolution fut aussitôt suivie que formée. La baronne remit sa [8] place à sa cour, entra dans un chapitre, y vécut quelque temps, puis obtint une permission d'habiter son château de Rindaw, qu'elle ne quitta plus. Penser à son infidèle, renouveler ses sermens de constance éternelle, lire des romans du matin au soir, chercher des rapports de situation entre elle et l'héroïne du livre, rêver dans ses jardins, dans ses bosquets: voilà quelle fut sa triste existence pendant quelques années. Elle commençoit enfin à s'accoutumer à cette vie, à oublier les ingrats dont elle se croyoit oubliée, lorsqu'une lettre de son perfide chambellan vint le rappeler à son souvenir; et cette lettre, sortie encore du tiroir où elle les conservoit toutes avec soin, fut lue à Caroline, qu'elle affecta beaucoup. Le chambellan apprenoit à son ancienne amie et la naissance de sa fille, et la mort prochaine de son épouse, à qui cette naissance coûtoit la vie. Cette épouse existoit encore, mais sans qu'il eût aucun espoir de la sauver. Tourmentée [9] du remords de sa perfidie, son unique désire étoit d'obtenir avant d'expirer le pardon de la chanoinesse; elle osoit la conjurer de venir recevoir son dermier soupir; le chambellan sollicitoit instamment cette grâce; tous deux connoissoient trop bien son âme généreuse pour craindre un refus. Ah! maman, maman, dit Caroline ensanglottant . . . Oh! mon Dieu, quelle fut votre réponse? -- Mon unique réponse, mon enfant, fut de partir au même instant et de faire une extrême diligence. Le moment de mon arrivée, de notre première entrevue auprès de ta mère expirante, fut tout ce qu'on peut imaginer de plus touchant. Je n'ai lu dans aucun roman de scène plus intéressante; il faudroit un Richardson pour la dépeindre, et je ne l'essaierai pas: le souvenir d'ailleurs me donner trop d'émotion; mais tu peux te la représenter. -- Ah! oui, oui, dit Caroline, je vous pardonner de con coeur à ma pauvre mère, et vous charger [10] d'élever son enfant. Ah! maman, bonne maman, que ne vous dois - je pas! Celle qui m'a donné le jour est morte en paix, et vous l'avez remplacée. C'est cela même, mon enfant. Après avoir assuré à ta sa mère que tout étoit oublié, je la vis se tourmenter encore de l'idée que sa fille seroit mal élevée et peut-être malheureuse. Ton père, tout occupé de ses emplois, du soin de faire sa cour au roi, t'auroit sans doute négligée. J'approuvai ses tendres craintes, et je les calmai en lui promettant de te prendre avec moi, de te garder jusqu'à ton mariage, et de te servir de mère. Elle vouloit plus encore . . . Ah! soyez-la réellement, me disoit-elle; remplacez-moi tout-à-fait; épousez son père; reprenez vos droits sur ce coeur que je vous ai si indignement enlevé . . . Que ma mort expire et répare ce crime! -- Ah! oui, maman, interrompit Caroline, je pensoir bien aussi cela. Pourquoi donc n'avez-vous pas épousé mon père? L'amour outragé ne doit jamais pardonner, [11] dit la chanoinesse avec un air de dignité et de noble fierté. Pour l'amitié, c'est autre chose. Elle peut être indulgente; mais l'amour . . . . l'amour a ses lois immuables: il y auroit de la lâcheté à s'en écarter. Un amant infidèle est un être contre nature, qui ne doit jamais rentrer en grâce. -- Cependant, vous avez pardonné à mon père. -- Oui, mais seulement depuis qu'il se content d'être mon ami, et que l'amour est presque éteint dans mon coeur. Il m'a témoigné tant de respect, de soumission, de reconnoissance, quand il a vu que je t'adoptois également pour ma fille et mon héritière, que j'ai fini par en être touchée. Il a des qualités essentielles, le chambellan; il sent ce qu'on fait pour lui. Elles en étoient là quand le bruit d'un carrosse interrompit leur entretien. On regarde; c'étoit le grand chambellan lui-même. Caroline courut au devant de son père. La chanoinesse s'approche d'une [12] glace, rajuste un peu sa coiffure, passe son grand cordon en écharpe pour recevoir son ancien amant avec toute la majesté convenable, et l'attend avec la tendre émotion qu'il lui inspiroit toujours. L'histoire de la baronne avoit un peu prévenu la jeune Caroline contre son père. Elle courut moins vite et avec moins de joie qu'à ordinaire au devant de lui; mais les tendres caresses du chambellan lui firent bientôt oublier ses torts passés. Elle y fut d'autant plus sensible, qu'elle n'y étoit pas accoutumée. Froid, égoïste, courtisan enfin s'il en fut jamais, il connoissoit peu les doux sentimens de la nature. Séparé de sa fille dès sa naissance, ne la voyant qu'une ou deux fois par an, il la connoissoit à peine, et l'aimoit plutôt comme l'héritière de ses biens et de ceux de la chanoinesse, que comme la plus aimable des jeunes filles. Il faut rendre justice à cette bonne chanoinesse; cet héritage qu'elle destinoit [13] à sa élève chérie, étoit le moindre de ses bienfaits. Caroline lui devoit l'éducation la plus soignée et pour le coeur et pour l'esprit, une raison souvent au-desses de son âge, une innocence rare, même à cet âge, accompagnée cependant des grâces et de l'usage du monde, qui, jadis à la cour, distinguoient madam de Rindaw, et qu'elle avoit conservés dans sa retraite. Elle avoit développé chez son élève des talens qui n'attendoient que l'occasion de se perfectionner: on ne s'apercevoit enfin que Caroline étoit élevée à la campagne que par une simplicité, une naïveté, une aimable franchise, une ignorance du mal, une gaîté douce et continuelle, que l'on conserve rarement à la ville, même jusqu'à l'âge de quinze ans. Mais comment cette chanoinesse qui n'a lu que des romans, qui ne s'est occupé que de sa belle passion, a-t-elle été capable d'élever cette fille charmante? On auroit tot de juger madame de Rindaw uniquement par son histoire; [14] qui prouve au moins l'extrême bonté de son coeur et la simplicité de son caractère. Confiante à l'excès, jugeant tout le monde d'après elle-même, ne sachant pas garder un secret au-delà d'une demi-heure, ignorant l'art de flatter aux déns de la vérité, jamais on ne fut moins faite pour vivre dans le grand monde et surtout à la cour. L'événement qui la força à la retrait fut plutôt un bonheur qu'une infortune pour elle. Son excessive imprudence, son indiscrétion, sa bonté même, lui auroient sans doute attiré de plus grands chagrins encore dans le séjour de l'intrigue et de la fausseté. Elle eut du moins le bon esprit de le sentir; et ce motif contribua bien autant que son dépit à lui faire refuser la main de chambellan après la mort de sa femme. Mais satisfaite par son offre, elle lui promit une éternelle amitié, s'attacha à son enfant comme la mère la plus tendre, et se mit réellement en état, par de bonnes lectures et des études suivies, de remplir [15] la tâche qu'elle s'étoit imposée. Il ne lui resta de son genre de vie précédent qu'une tournure sentimentale et romanesque, et quelques légers ridicules bien rachetés par les vertus les plus réelles, l'âme la plus sensible et le coeur le plus excellent. Revenons avec elle recevoir la visite du grand chambellan. Il fit donc à sa fille les caresses les plus tendres, il la trouva charmante, remercia beaucoup son amie de l'avoir rendue telle, et finit par dire qu'il l'emmeneroit le lendemain; qu'il venoit la chercher par l'order du Roi pour plusieurs fêtes brillantes qu'on devoit donner à la cour. Le commencement de ce discours avoit d'abord effrayé Caroline. Quitter sa bonne maman; son cher Rindaw, sa basse-cour, sa volière, ses bons amis du village . . . . Elle rougit et baissa des yeux qui se remplissoient de larmes; mais la suite vint les arrêter. Quelle est la fille de quinze ans que le mot de fêtes brillantes n'ait pas émue [16] et consolée? Elle releva ses yeux animés par le plaisir. -- Ce sera donc bien beau, papa? Je danserai; j'irai à la comédie; je . . . Ah! je reviendrai bientôt, dit-elle tout à coup, en changeant de ton et se précipitant dans les bras de son amie . . . ou, si papa le permet, j'aime mieux n'y pas aller. Un regard jeté sur la chanoinesse, qui pâlissoit à l'idée de se séparer de sa chère élève, causa cette transition si subite et si touchante. Son père ne répondit rien; mais, se levant avec solennité, il pria madame de Rindaw de vouloir bien lui accorder une audience particulière dans son cabinet. Elle y consentit: il lui présenta respecteusement la main; tous deux sortirent et laissèrent Caroline hésiter sur ce qu'elle vouloit, désirant les fêtes, regrettant sa bonne maman, mais très-décidée à ne point la chagriner et à sacrifier ses plaisirs à l'amitié. La conférence fut longue. Le chambellan et la chanoinesse ne rentrèrent [17] qu'après une demi-heure. La baronne paroissoit avoir pleuré; cependant elle sourit à Caroline, lui dit qu'elle consentoit avec plaisir à son petit voyage a Berlin, qu'elle le désiroit même: et si cela ne suffit pas, dit-elle, je vous l'ordonne. Caroline, forte content d'accorder le plaisir et le devoir, promit d'obéir, et courut se préparer à partir le lendemain matin. La soirée étoit déjà avancée; elle revit peu son amie, mais si elle eût fait attention à ce qui lui échappoit, ce peu de temps auroit suffi pour l'éclairer sur les motifs de ce voyage. Elle n'entendit rien, ne comprit rien. Pendant tout le souper, elle ne songe qu'aux belles fêtes, trouve le Roi bien bon de penser à elle, promet à sa maman de revenir bientôt lui conter tout ce qu'elle aura vu, la quitte baignée de ses larmes et de celles qu'elle versoit elle-même, et qui furent bientôt essuyées par l'espérance du plaisir et par celle du retour. |