["Je suis mariée," Volume I, pp. 163 - 171] [163] Il 'auroit tenu qu'à elle d'y jouir du plus beau des spectacles; et sans doute, pour la première fois de sa vie, le développement insensible du jour, les gradations de la lumière, enfin le lever du soleil paroissant dans toute sa gloire, animant toute la nature, ne firent aucune impression sur son coeur déchiré. Lindorf, qu'elle alloit éloigner d'elle et rendre malheureux; Lindorf, dont elle n'avoit connu l'amour et senti combien il lui étoit cher, qu'au moment de s'en séparer pour toujours, obscurcissoit tout à ses yeux. Elle ne [164] pensa qu'à lui; elle ne vit que lui; et les brillantes couleurs de l'aurore, et les rayons du soleil, et le réveil de la nature: tout fut perdu pour elle. Dès qu'elle put sortir, elle courut au pavillon. Il étoit essentiel que Lindorf reçût sa lettre avant d'arriver à Rindaw; et Caroline ne doutoit pas qu'il n'y vînt aussitôt qu'il lui seroit possible. Elle s'achemina donc tristement. Mais que devint -- elle lorsqu'en entrant dans le pavillon; dont la porte étoit ouverte, elle vit ou crut voir Lindorf lui-même, assis dans le fond, pâle, abattu, les cheveux en désordre, et qui, la tête appuyée sur une main, paroissoit plongé dans une profonde rêverie! Je dis qu'elle crut le voir, parce qu'elle eut un instant l'idée que c'étoit une illusion de son imagination égarée et trop occupée de lui. Elle fit un cri perçant; mais elle ne put douter que ce ne fût bien lui-même, lorsqu'à ce cri elle le voit s'élancer de sa place, courir à elle, tomber à ses pieds, et lui dire [165] avec une impétuosité qu'elle ne put arrêter: O Caroline! pardonnez . . . Celui qui vous adore ne vous a point compromise. Hier, en vous quittant, je rentrai chez moi; j'y ai passé la nuit; mais pensez-vous que le sommeil ait approché de mes paupières? Au point du jour je me suis levé; je suis sorti; cette porte étoit restée ouverte . . . Je ne sais comment je me suis trouvé ici. Mais, Caroline, je le jure, je n'en sortirai pas que vous n'ayez décidé de mon sort, ou plutôt laisse interprêter ton silence et ton trouble à ton heureux amant. Un sourire me suffit; et, sûr de ton aveu, sûr de l'aveu de notre amie, je cours obtenir celui de ton père . . . Demain peut-être, demain, c'est à ton époux que tu pourras avouer sans rougir que tu l'aimes. C'étoit sans doute le moment de parler, de détruire d'un seul mot les douces illusions de l'amant; mais qu'il étoit pénible à proférer ce mot cruel! [166] Il s'arréta sur les lèvres de Caroline; elle vouloit et ne pouvoit l'articuler. Lindorf, prévénu, continuoit à interprêter ce silence en sa faveur, à l'attribuer à la modestie; l'embarras, à la timidité; et, voulant enfin la vaincre et la forcer à parler, il se leva précipitamment, courut à son chapeau qu'il avoit posé sur le clavecin: Chère Caroline, dit-il en le prenant, je n'ai pas un instant à perdre quand il s'agit d'assurer mon bonheur. Je n'exige plus un aveu qui paroît trop vous coûter; mais si vous ne me défendez pas de partir, je vole à l'instant à Berlin, et j'en reviens bientôt, je l'espère, avec le droit de le demander. Alors, Caroline effrayée, rassemblant toutes ses forces, court à lui: Qu'allez-vous faire, Lindorf? vous ne savez pas . . . apprenez . . . -- Quoi donc? -- Un secret. -- Quel secret? Parlez, Caroline, vous me faites mourir. -- Eh bien, je suis . . . -- Vous êtes? -- Mariée . . . " [167] La foudre tombée aux pieds de Lindorf l'auroit sans doute moins atterré -- Mariée! répéta-t-il avec l'accent de la terreur! et le plus profond silence succéda à ce mot, ou plutôt à ce cri. Caroline tremblante s'étoit assise, et couvroit son visage de son mouchoir . . . Lindorf se promenoit à grands pas . . . Mariée, répéta-t-il encore en se frappant le front. -- Et après un autre moment de silence . . . Non, non, c'est impossible, absolument impossible. Vous m'abusez, Caroline; vous vous jouez d'un malheureux dont vous égarez la raison. Cessez ce jeu cruel; dites . . . dites-moi que vous n'êtes point mariée. -- Il n'est que trop vrai que je le suis, répondit Caroline d'une voix altérée. -- Mais votre amie? -- Elle l'ignore; je vous l'ai dit, c'est un secret. -- O Caroline! Caroline! où m'avez-vous conduit? Fatal secret! Malheureux pour toute ma vie!!! Pendant quelques momens il fut dans une agitation que tenoit du délire: Il [168] s'asseyoit, se relevoit, appuyoit sa tête contre le mur; tous ses mouvemens tenoient de la fureur. Lindorf, cher Lindorf, disoit Caroline, au nom du ciel, calmez-vous. Eh! ne suis-je pas bien plus malheureuse encore? . . . Vous malheureuse! ô Caroline! . . . Alors l'attendrissement prenant le dessus, des larmes . . . Oui, des larmes, tout amères qu'elles étoient, le soulagèrent un peu. Au bout de quelques momens il put se rapprocher d'elle. Caroline, lui dit-il d'un ton plus doux, expliquez-moi le donc ce mystère dont la découverte me tue. Quel est-il cet inconcevable époux qui peut ainsi vous laisser à vous-même négliger à cet excès le plus grand des bonheurs? Caroline, qui pouvoit à peine parler, consolée cependant de la voir un peu plus tranquille, lui fit succinctement l'histoire de son mariage avec un seigneur de la cour, qu'elle ne nomma point, voulant respecter le secrete du comte; et, sans parler même de ce qui [169] pouvoit le désigner, elle dit seulement qu'une répugnance invincible pour un lien auquel elle s'étoit soumise par obéissance, l'avoit obligée à demander cette séparation, au moins pour quelque temps; qu'on la lui avoit accordée sous la condition de garder le secret. "Je manque peut-être, dit-elle, à un de mes devoirs en le révélant; mais du moins je saurai remplir tous les autres, quelque pénibles qu'il soient à mon coeur. Adieu, Lindorf, séparons-nous; fuyez-moi pour toujours; oubliez, s'il est possible, l'infortunée Caroline. -- Que je vous fuie! que je vous oublie! reprit Lindorf, dont la physionomie s'étoit éclaircie pendant le court récit de Caroline: ah! jamias, jamais . . . Mes espérances se raniment, et j'ose encore entrevoir le bonheur. -- que dites-vous, Lindorf? La douleur vous égare. -- Non, je puis encore être heureux, si vous daignez y consentir . . . O ma Caroline! écoute-moi: ton coeur m'a nommé; tu t'en défendrois en vain. Il [170] m'appartient ce coeur que j'a mérité par l'excès de mon amour; et mes droits son bien plus sacré que ceux d'un tyrannique époux, qui abusa de l'autorité paternelle. Dites un seul mot, et ces liens abhorrés seront brisés; ils le seront, j'ose vous l'assurer. Le roi est juste; il m'aime, il m'entendra: et d'ailleurs, j'ai un moyen sûr, un appui. -- Malheureux Lindorf, interrompit Caroline, perdez un espoir chimérique; le roi lui-même les a formés, ces noeuds que rien ne peut rompre. Et quel appui peut balancer un instant la faveur du comte de Walstein? --- Du comte de Walstein! reprit Lindorf. -- Son nom m'est échappé, dit Caroline; mais je compte sur votre discrétion. Jugez donc s'il vous reste le moindre espoir. -- Quoi! c'est lui qui! -- Oui, le comte de Walstein est mon époux." Lindorf, les yeux fixés en terre, les bras croisés, ne répoindit pas un mot; il paroissoit absolument absorbé dans ses pensées. Enfin sortant tout à coup [171] de cet état de stupeur: -- "Caroline, dit-il à demi-voix et sans presque la regarder, je vais vous quitter; mais je reviendrai demain matin. Il est essentiel que je vous parle encore. Demain, à la même heure, soyez ici dans ce pavillon. Je l'exige de votre amitié. Dites, puis-je y compter? y serez-vous demain matin à huit heures? vous trouverai-je ici? -- J'y serai, dit Caroline, sans trop savoir ce qu'elle répondoit. -- A demain donc, réprit Lindorf en faisant un pas pour se rapprocher d'elle; mais se reculant tout à coup, il prit son chapeau, et disparut". |