[Deux lettres de plus par Caroline, Volume I, pp. 171 - 179] [171] Que on juge de l'état où il laissa Caroline, de la confusion d'idées qui remplissoient sa tête et son coeur: celle qu'elle le reverroit encore fut la première. Mais qu'est-ce qu'il pouvoit avoir à lui confier, qu'il n'eût pu dire dans ce moment? Pourquoi ce rendez-vous demandé avec tant d'instance, et même avec une sorte de solennité? [172] Elle se repentoit presque d'y avoir consenti; cependant auroit-elle pu le refuser? D'ailleurs, il étoit possible qu'il n'eût pas perdu l'idée de faire rompre son mariage. Il n'avoit point dit qu'il y eût renoncé; il étoit donc essentiel de le revoir, pour le dissuader de faire des démarches inutiles, qui n'aboutiroient qu'à découvrir leur liaison et rendre Caroline plus malheureuse. Cela la détermina à être exacte au rendez-vous. Elle pensa ensuite à l'embarras de cacher plus long-temps sa position à la chanoinesse. Qu'alloit-elle penser de l'absence de son cher Lindorf? et Caroline elle-même sentoit que ce seroit une consolation pour elle de pouvoir épancher sa douleur, et verser des larmes dans le sein de cette indulgente et tendre amie. Mais on avoit exigé d'elle une promesse si forte, si positive, et la punition dont elle étoit menacée lui paroissoit si terrible, qu'elle n'osoit confier son secret sans permission. C'étoit assez, c'étoit trop même d'en avoir [173] instruit Lindorf; et son motif pouvoit seul la justifier. Elle prit donc le parti d'écrire tout de suite à son père pour lui demander cette permission. "Il ne lui étoit plus possible, disoit-elle, de dissimuler avec sa bonne maman ni de lui cacher plus long-temps son mariage. L'ignorance où étoit celle-ci à cet égard l'exposoit à des conversations pénibles et souvent répétées. Prête à se trahir à chaque instant, elle demandoit en grâce la permission d'avouer un secret qui coûtoit trop à son coeur, et blessoit la rconnoissance et l'amitié qu'elle devoit à Madame de Rindaw. Que pouvoit-on craindre? La mauvaise santé de la baronne, son goût pour la retraite, répondoient de sa discrétion. A qui le diroit-elle, puisqu'elle ne voyoit jamais personne? D'ailleurs, ajouta Caroline, qui voulut prévenir et la visite et les persécutions qu'elle redoutoit, décidée, comme je le suis, à ne point la quitter, [174] à rester auprès d'elle autant qu'elle vivra, il m'est affreux de n'oser ouvrir mon coeur à celle qui m'a tenu lieu de mère . . . Oui, mon père, il m'en coûte sans doute de vous affliger, de vous priver d'une fille qui, si vous l'eussiez voulu, ne vous auroit jamais quitté, dont la vie auroit été consacrée à vous prouver sa tendresse; mais vous en avez ordonné autrement. Permettez donc qu'à mon tour j'use de la liberté que mon époux et mon roi m'ont donnée. Je puis demeurer à Rindaw autant que je le voudrai. Tel est l'arrêt qu'ils ont prononcé, et que je n'ai point oublié . . . Je déclare donc que je le voudrai aussi long-temps que mon unique amie existera, et que mon coeur et ma raison se refuseront aux liens que j'ai formés, etc., etc." Caroline connoisoit trop bien le despotisme de son père, pour croire cette lettre suffisante. Mais ayant fait [175] également l'épreuve de la générosité du comte, elle résolut cette fois encore de s'adresser directment à lui, et de lui déclarer ses intentions futures avec cette fermeté qui lui avoit déjà si bien réussi le jour de son mariage. Mais voulant que cette démarche, qui ne laissoit pas de lui coûter infiniment, fût du moins décisive, et sentant qu'elle ne pouvoit être excusée que par une répugnance invincible, elle prit sur elle de s'exprimer, non pas avec une dureté dont elle étoit incapable, mais d'une manière assez positive pour ne pas laisser au comte le moindre espoir de la ramener. Après lui avoir demandé la permission d'avouer son mariage à la baronne, et son aveu pour rester à Rindaw, elle ajoutoit: "Ce n'est plus un enfant, M. le comte, qui cède à un caprice, à un effroi imaginaire; c'est après avoir fait, et les réflexions les plus sérieuses, et les plus grands efforts sur moi-même, que je sens l'impossibilité, et de vous rendre heureux [176] en vivant avec vous, et de l'être moi-même ailleurs que dans la retraite où je suis, et où je désire avec ardeur passer le reste de mes jours. Je crois, M. le comte, qu'il vaut mieux vous avouer à présent mes sentimens, que de vous exposer à voir périr sous vos yeux une infortunée victime de l'obéissance. Ce spectacle n'est pas fait pour votre âme généreuse, pendant qu'elle peut au contraire jouir de la douce certitude d'avoir fait mon bonheur, en m'accordant ce que je vous demande avec instance. Je sens que ces liens, que mon coeur repousse malgré ma raison, doivent vous être aussi pesans, aussi pénibles qu'ils me le sont à moi-même . . . Ah! que ne puis-je, au prix de toute cette fortune qui fit votre malheur et le mien, vous rendre votre liberté! Vous feriez sans doute le bonheur de toute autre femme; et moi peut-être . . . Nous ne somms [177] pas les maîtres "d'écouter là-dessus le voeu de nos coeurs; mais vous l'êtes d'alléger autant qu'il est possible le poids de ces liens. J'ose l'attendre, et de votre générosité, et d'une indifférence que je mérite trop de votre part, pour croire que vous attachiez le moindre prix à vivre avec Caroline." Il est très-vrai qu'elle y croyoit à cette indifférence. Elle s'étoit efforcée de se persuader qu'elle n'étoit pas plus aimée de son époux qu'elle ne l'aimoit, et qu'il lui sauroit gré de s'éloigner de lui. La facilité avec laquelle il consentit à se séparer d'elle, son silence absolu depuis ce temps, toute la conduite du comte de Walstein sembloit confirmer cette idée, excusoit Caroline à ses propres yeux, et doit excuser cette lettre à ceux du lecteur. Elle étoit cependant si peu dans le caractère de Caroline, que nous pensons pouvoir affirmer que son amour pour Lindorf lui donna seul le courage de l'écrire dans ce premier [178] moment de désespoir de ne pouvoir être à lui. Elle ne la relut point, la cacheta tout de suite, ainsi que celle pour son père, et fit partir l'une pour Belin, et l'autre pour Pétersbourg.1 Elle se sentit un peu soulagée. Son secret lui pesa moins dès qu'elle pensa qu'elle auroit dans quelques jours la liberté de l'avouer; et l'idée qu'elle ne seroit point obligée de revoir le comte, lui fit supporter avec moins de peine celle de ne plus revoir Lindorf. C'est trop d'avoir le double tourment de renoncer à ce qu'on aime, et la crainte de vivre avec ce qu l'on hait. Persuadée que sa fermeté la dispenseroit de ce dernier malheur, elle se sentit la force de soutenir l'autre. Je ne le verrai plus, dit-elle; mais au moins je ne verrai personne, et je [179] pourrai penser sans cesse à lui, dans ces lieux qu'il m'a rendus si chers. Elle eut la force, malgré son agitation intérieure, de supporter la conversation de la chanoinesse, qui lui demandoit à chaque instant si elle ne croyoit pas que M. de Lindorf viendroit ce jour là, et qui s'étonnoit beaucoup qu'il ne fît point arrivé de bonne heure comme il l'avoit dit. Sans son mal d'yeux, qui empiroit tous les jours, elle se seroit aperçue sans doute de la pâleur, de la rougeur, du trouble de Caroline; mais elle ne vit rien, ne parla que de son cher baron, s'inquiéta de son absence, et se promit bien d'envoyer, le lendemain, savoir de ses nouvelles, s'il ne paroissoit point ce jour là. Enfin elle se retira dans son appartement et Caroline dans le sien, où elle passa cette nuit comme a précédente. |