[Le vrai courage pouvoit s'allier avec l'humanité et la sensiblité, Volume II, pp. 22 - 26] [22] Ce récit me fut fait à plusieurs reprises, et toujours en excitant chez moi un renouvellement de douleur et de remords déchirans. Je racontai à mon tour au comte, à quel point l'indigne Fritz avoit contribué à mon égarement. Depuis le jour fatal, je ne l'avois pas revu; il étoit disparu du château. J'appris de son père qu'il s'étoit fait soldat, et je n'en ai plus entendu parler. Dès le lendemain de cet affreux événement, mon père crut devoir aller lui-même à la cour l'apprendre au roi, et laissant le comte à mes soins, il fit ce triste voyage. Le roi fut véritablement touché de cette nouvelle. Il envoya sur-le-champ ses chirurgiens à Ronebourg, [23] et dit à mon père qu'il y viendroit lui-même, dès que le blessé seroit hors de tout danger. Les chirurgiens confirmèrent ce qu'avoient dit le précédens; seulement ils se flattèrent que la blessure du genou ne seroit pas aussi fâcheuse qu'on l'avoit craint, et que le comte en seroit quitte pour boiter. J'avois fait tendre un lit dans sa chambre. Le jour, la nuit, je ne le quittois pas un instant, et je m'efforçois, par les soins les plus assidus, de lui prouver tout l'excès de mon repentir. Il y paroissoit aussi sensible que si ce n'avoit pas été moi qui l'eusse mis dans le cas de les recevoir. Je lui fis des lectures pour le distraire, dès qu'il fut en état de les soutenir. Jusqu'alors me légèreté, mon extrême vivacité, et cette funeste passion pour Louise, m'avoient empêché d'étudier. J'appris à connoître tout le charme de ce genre d'occupation, qui remplit le coeur et l'âme, en même temps qu'il orne l'esprit. Il me fut aisé de m'apercevoir [24] que, dans le choix des livres qu'il me demandoit, son but étoit plutôt de m'instruire et de my faire prendre goût, que de s'amuser lui-même. Ces lectures étoient suivies de réflexions justes et profondes, qui étoient pour moi des traits de lumière. Le plus souvent il tournoit la conversation sur les devoirs d'un militaire. Il me les peignoit avec force. Il me prouvoit combien ils étoient compatibles avec les moeurs et le véritable honneur, et à quel point le vrai courage pouvoit s'allier avec l'humanité et la sensibilité . . . Homme excellent! si j'ai quelques vertus, c'est à lui que je les dois. Il m'a fait ce que je suis, et ces deux mois de retraite avec lui formèrent plus mon caractère, mon jugement, avancèrent plus mes connoissances, que n'avoit fait toute mon éducation précédente." (Ici, en marge du cahier, se trouvoit écrite d'une encre récente, le réflexion suivante que Lindorf venoit d'y ajouter.) [25] "O Caroline! voilà l'homme auquel vous êtes unie; voilà celui auquel dans ce moment, sans doute, vous êtes fière d'appartenir, et que vous jurez de rendre heureux. Quel que soit l'excès de son bonheur, il en est digne; et si je lui rends Caroline, tous mes torts sont réparés." Nous n'avons point voulu interrompre cette intéressante narration par le détail de tout ce qu'elle fit éprouver à Caroline. Nous laissons à chaque lecteur le soin d'en juger d'après son propre coeur, et de marquer comme il le voudra les endroits où le cahier fut posé et repris, et où il tomba des mains de l'épouse du comte; ceux où le coeur battoit plus ou moins fort; celui où un cri s'échappa. Ce qu'il y a de sûr, c'est qu'il ne fut pas lu jusqu'ici sans interruption, et qu'à cette page un mouvement prompt et involontaire lui fit saisir la petite boîte. Elle l'entr'ouvrit seulement; et la refermant tout de suite avec une sorte de crainte respectueuse, [26] comme si ses regards l'avoient profanée, elle la posa tout près d'elle et reprit le cahier. |