Caroline de Lichtfield


[L'éducation de Lindorf et une note qui suit, Volume II, pp. 26 - 30]

[26] "Au bout d'un mois, le roi sachant que son favori pourroit le voir, vint à Ronebourg avec peu de suite. Je lui fus présenté pour la première fois. Il me témoigna de la bienveillance, et m'assura de sa protection; mais combien je fus confus intérieurement quand je l'entendis me faire des compliments sur les preuves d'amitié que je donnois au comte dans cette trsite occasion, et sur les soins assidus que je lui rendois! . . . Ah! sans mon père . . . je crois que, tombant à ses pieds, je lui aurois avoué combien je les méritois peu, et à quel point j'étois coupable. Lorsqu'on eut prévenu le comte, le roi passa dans sa chambre avec mon père et moi. Après quelques momens ils désirèrent d'être seuls; et nous sortîmes. Long-temps après mon père fut rappelé, et je ne tardai pas à l'être aussi. Quand je [27] rentrai, je le trouvai aux genoux du roi, dont il baisoit la main. Venez, mon fils, me dit-il, venez vous jeter avec moi aux pieds du meilleur des maîtres, et remercier le plus généreux des amis . . . Le comte remet sa compagnie aux gardes, et, à sa prière, Sa Majesté veut bien vous l'accorder . . . Méritez un si grand bienfait en imitant, s'il est possible, votre prédécesseur . . . Ah! c'étoit aux genoux du comte que j'aurois voulu me jeter et mourir de ma confusion. J'en fis même le démonstration. Mon père, qui crut que la joie m'égaroit, me retourna du côté du roi, qui me releva avec bonté, en me confirmant ce que mon père m'avoit dit, et en m'exhortant comme lui à imiter le comte . . . L'imiter! dis-je en m'approchant de lui, en me baissant sur la main qu'il me tendoit; est-il un mortel qui puisse approcher de tant de vertus? . . . Et moi! . . . Il m'arrêta par un regard, en pressant sa main sur ma [28] bouche . . . Ah, mon ami, mon bienfaiteur, mon dieu tutélaire! si dans ce moment là tu parvins à modérer le transport de ma vénération, de ma reconnoissance, laisse-moi du moins l'exhaler sur ce papier; laisse mon coeur se pénétrer de tes vertus, et de l'obligation qu'elles m'imposent de me rendre digne de toi! En vain de ce lit de douleur où te retient ma barbarie, tu voudrois m'empêcher de ma la retracer; en vain tu me cries: "Arrête, cher Lindorf, si je pouvois aller jusqu'à toi, ce seroit pour déchirer, pour anéantir cet inutile souvenir, que je voudrois, au contraire, effacer de ta mémorie comme il le sera de la mienne . . ." L'effacer de ma mémoire . . . Non, Walstein, non: tant que j'existerai, mon crime y restera gravé en traits ineffaçables . . . Cet écrit subsistera. Je m'impose la loi de le relire une fois tous les ans. Mes enfans le liront aussi; ils apprendront de toi à [29] me pardonner: mais ils verront à quels excès peuvent entraîner les passion non réprimées."

(Le cahier de Lindorf finissoit ici. Le but qu'il s'étoit proposé en le remettant à Caroline lui avoit fait ajouter la note qui suit.)

"Le comte, malgré qui j'écrivois ce que vous venez de lire, ne voulut pas même en entendre la lecture; et pour le contenter, je fus obligé de lui dire que je l'avois brûlé; mais je le conservois avec soin, et j'en rends grâces à la Providence.

A présent, Caroline, vous connoissez tous les détails du premier de mes crimes.

Je vais employer les momens qui me restent, à vous apprendre par quelle fatalité je fus entraîné à celui que je me reproche plus encore, et achever de vous faire connoître le seul homme digne de vous.

Passez au second achier, daté de Risberg. Je vais l'écrire sans interruption . . . Grand Dieu! quelle pénible tâche! . . . O Caroline! plaignez au moins le coupable, mais bien malheureux Lindorf."

Caroline, le coeur oppressé, les yeux [30] inondés de larmes, pouvoit à peine lire. Cependant un intérêt si vif, si pressant l'animoit, qu'elle n'y put résister. Elle essuya ses yeux, et prit en soupirant le second cahier.


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Page Last Updated 9 January 2003